Dans ce roman fleuve, l’auteur nous fait croiser le réel et la fiction. Je n'avais pas particulièrement envie de me plonger dans un énième roman relatant les champs de bataille, ce qui tombait bien, car si la guerre est présente dans ce texte elle n'y est pas au premier plan. Il y a avant tout ce jeune soldat qui s’éveille dans une chambre baignée de lumière blanche, vierge comme son cerveau. Il est amnésique, ce qui en fera un parfait espion du gouvernement français. En effet, si sa mémoire personnelle lui échappe, il parle parfaitement allemand et russe. Le voilà ballotté de mission en mission. Candide, ce que veut avant tout le jeune soldat, c'est savoir s’il a été aimé, s’il est aimé. Entre trahison et passion, le héros sera changé à jamais. Vous serez comme moi emporté par le souffle narratif d'Antoine Rault, qui sait à la perfection faire de ses personnages, de grands personnages.
Cette histoire aurait pu être racontée à n’importe quel moment, pourquoi avoir choisi cette temporalité ?
Antoine Rault – J’ai choisi cette période parce qu’elle me paraît un peu comme le miroir de ce que nous vivons aujourd’hui : la résurgence, en Europe, des nationalismes. Je trouvais intéressant de voir comment les gens de l’époque vivaient et ressentaient, et pourquoi, au sortir de la guerre, les divisions sont encore plus vives qu’avant le conflit.
Dans votre roman, personnages réels et fictionnels se côtoient. Comment avez-vous travaillé dans ce sens ?
A. R. – Quand on se penche sur une période historique, il convient de se montrer irréprochable sur les faits et de se documenter en conséquence. L’époque me passionne. J’ai écrit également des pièces de théâtre qui se situent dans un contexte historique. Il importe de lire beaucoup, alors j’ai lu énormément de récits, de mémoires et de journaux de l’époque, parce qu’au fond ce n’est pas tellement l’Histoire pure en elle-même qui m’intéresse, mais les histoires des gens. Je veux tenter de m’approcher au plus près de ce qu’ils pouvaient penser, de la façon dont ils ressentaient les choses. Gardant cela à l’esprit, j’ai tout de même traité ces personnages réels comme n’importe quels personnages de fiction.
Au début du roman le jeune soldat se réveille amnésique. Il va suivre un traitement afin de retrouver la mémoire. Ces techniques existaient-elles réellement à cette époque ?
A. R. – Au début du roman, quand il se réveille, il est amnésique. Les médecins établissent un traitement analogue à celui que l’on préconisait pour soigner ceux qui, comme lui, avait été victime d’un shell-shock ; autrement dit un obus tombé à proximité immédiate du soldat. Pour certains, c’était des détraquements nerveux terribles. On les appelait des pithiatiques. La psychiatrie de 1914 n’était pas celle d’aujourd’hui. Après avoir lu des récits datant de cette époque, j’ai voulu raconter la façon dont les traumatisés de guerre étaient « soignés ». C’était terrifiant. L’objectif des psychologues et des psychiatres était de les renvoyer au front par n’importe quel moyen. On les considérait pour la plupart comme des simulateurs. Ils étaient remis sur pied à coup de techniques épouvantables. Les pratiques étaient tellement horribles, que certains préféraient repartir au front, plutôt que de continuer à expérimenter des choses plus terribles encore que celles qu’ils vivaient au fond des tranchées. Une chose étonnante : parmi les éminents savants qui prenaient en charge les blessés de guerre, il y avait le professeur Babinski, éminent neurologue et psychiatre, ainsi que Gustave Roussy, dont chacun sait qu’il est à l’origine de la cancérologie en France. Mais durant cette période, il écrit des livres pour expliquer les bienfaits merveilleux des traitements électriques.
Le lecteur pénètre alternativement dans la tête de chaque personnage. Pourquoi avoir choisi de multiplier les points de vue ?
A. R. – J’accorde beaucoup d’importance au fait de me mettre à la place de celui qui parle. C’est peut-être l’expérience du théâtre. Je ne donne jamais mon propre point de vue en tant que romancier. Je m’astreins à laisser chaque personnage évoluer selon sa logique, sa façon de penser, de sentir. Sans le juger. Tchekhov disait : « Moi je ne suis pas un juge. Je ne juge pas mes personnages ». Je trouve que c’est une très bonne règle. Il faut les éclairer sous leurs différentes facettes, et même si l’on traite d’un assassin ou d’un criminel, il faut le faire vivre en essayant de comprendre sa logique. J’aime beaucoup cette phrase de Baudelaire qui, dans son poème en prose « Les fenêtres », regarde une dame de l’autre côté de la vitre et imagine sa vie. Il écrit : « et je me couche fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même ». C’est une belle définition de ce que doivent tâcher d’accomplir à la fois l’auteur et son lecteur.