Littérature française

Jérôme Chantreau

Racines

photo libraire

L'entretien par Véronique Marchand

Librairie Le Failler (Rennes)

Depuis la nuit des temps, la forêt exerce sur les hommes un pouvoir puissant. Fantasmagorique, ensorceleuse et fascinante, tout à la fois génératrice d’angoisses et de sérénité, elle est au cœur de ce roman magnétique qui nous emmène dans l’histoire d’un héritage lourd de légendes et de secrets.

Albert, le narrateur, revient en Mayenne afin d'organiser les funérailles de sa mère. Resté seul, il prend le temps de redécouvrir cette maison pleine de souvenirs que chaque génération a pris soin de transformer afin d'y laisser sa trace. Dernier homme d'une lignée de femmes, Albert hérite d'un patrimoine et d'une histoire familiale empreints de légendes et de fantômes qu'il considère comme une malédiction et qu'il ne veut pas léguer à son tour. Cet homme accablé de chagrin et souffrant du beja, sorte de mélancolie, comprend progressivement que c'est dans l'immense forêt qui entoure la demeure familiale, qu'il pourra faire la paix avec ses racines et lui-même, jusqu'à s'isoler du reste du monde. N'est-ce pas ce que sa mère avait tenté de lui faire comprendre ? Le temps est-il venu pour lui d'accepter enfin cette ultime mission, le dévouement absolu et sans concessions que demande la forêt ? Un premier roman symboliquement très fort, absolument magique.

 

Plus qu’un roman sur le deuil, n’est-ce pas un roman sur la réminiscence, la transmission et le dépouillement ?
Jérôme Chantreau — C’est un roman qui démarre par un deuil. Pourtant, je ne pense pas que ce soit un roman doloriste, ni que ce soit un roman triste. Le deuil est un moment important parce qu’il nous met dans un état particulièrement sensible. Ce n’est pas forcément la tristesse qu’on ressent d’abord, mais beaucoup de colère. Et puis un état d’hypersensibilité. Pour moi c’est un roman sur l’hypersensibilité d’un homme qui revient dans sa maison de famille, qui s’y retrouve seul parce que les femmes de sa famille l’ont chargé d’organiser les funérailles. Cela devait durer deux jours, mais Albert prend le temps d’être seul, refusant de faire les choses automatiquement. Au début, il a vraiment envie de préparer l’enterrement. Il commence par chercher des chansons pour accompagner le cercueil de sa mère qui aimait beaucoup la variété. Il fouille dans les disques, mais aussi dans les objets, des objets déclencheurs de souvenirs, également réceptacles des secrets de sa mère, de la famille et de la forêt – puisqu’il y a cette légende d’un ermite qui y erre. (La légende est vraie, la forêt aussi, car elle existe.) Quand on est seul dans une maison au milieu d’une forêt peuplée d’animaux sauvages, on commence à entendre des voix. Sans être fou, ce sont peut-être les voix du passé qui résonnent.

 

Albert devient celui qui devra transmettre à son tour. Cette responsabilité ne lui pèse-t-elle pas encore plus que la douleur du deuil ?
J. C. — Je pense que le thème du roman, c’est l’héritage. On peut hériter d’argent. Là, il s’agit d’un bien sacré, une forêt. Mais il hérite de tout ce qu’elle détient, les peurs et les légendes, ce fardeau familial qu’il doit porter. Il a une fille, la question est de savoir s’il va lui transmettre cette histoire ou s’il va rompre la transmission. C’est l’initiation de cet homme normal, urbain, qui se dépouille un peu comme un oignon de toutes ses couches pour trouver ce que j’appelle sa part douce, c’est-à-dire sa féminité – ce qui à mon avis est le premier stade du dépouillement, le premier stade avant d’accéder à sa part sauvage. La part douce, c’est la maison, la mère, les souvenirs parfois cruels. La part sauvage c’est la forêt. Que se passe-t-il dans la forêt quand on y va vraiment et qu’on ne la regarde plus avec le regard du sylviculteur qui se demande quel arbre doit tomber, mais quand on la regarde comme un être vivant ?

À l’orée de cette forêt, telle une vigie séculaire, s’élevait un chêne que sa mère a fait abattre juste avant de mourir. Pourquoi ? Qu’est-ce que ça va réveiller ?
J. C. — C’est une question que je me pose encore puisque ça fait partie des petits moments d’autobiographie du livre. Elle part comme un pharaon qui prend les plus belles pièces de son trésor. Elle veut ce chêne absolument magnifique, qui est légèrement malade, mais un chêne malade peut vivre 400 ans. Il est là comme un emblème de la famille. Elle emporte avec elle le roi de la forêt. Dans ses racines, qui font la taille d’un tronc d’arbre, on découvre des cavités. La garde-forestier dit que c’est un nid à sangliers. Albert se dit que c’est peut-être aussi une espèce de grotte, peut-être une grotte dans laquelle quelqu’un pourrait vivre. En prenant cet arbre, la mère a-t-elle rendu sa liberté à l’ermite qui vit dans la forêt ? Peut-être veut-elle libérer aussi la part sauvage de son fils.

Il y a deux scènes saisissantes : celle d’un bébé jeté dans un étang par des hommes avinés, et celle où il se trouve face au fusil de son père.
J. C. — Le père représente la part raisonnable et rationnelle. C’est un homme qui sait compter et qui leur dit de vendre la forêt afin de devenir riches. Il est vraiment dans la rationalité face à la mère qui est dans un délire de hobereaux forestiers un peu mystiques. La symbolique de la scène du fusil est claire. Il veut tirer sur la part sauvage de son fils, il sent bien que celui-ci est en train d’être pris par la mystique de la forêt transmise de femme en femme. Il voudrait le sauver, il n’y arrive pas et abandonne la partie. L’étang, pour moi, c’est la mémoire enfouie d’un souvenir traumatisant. C’est aussi cet élément liquide qui s’infiltre dans la forêt et qui est très féminin.

Va-t-il accepter ce que vous appelez « l’instinct des forêts » ?
J. C. — L’une des choses qu’il comprend à la fin, c’est son rapport à la forêt. Jusque-là, celui-ci était économique et sylvicole. S’il y a un message écologique, même si ce n’est pas mon idée, c’est le retour à la forêt primaire. C’est peut-être ça le titre : Avant que naisse la forêt. Avant qu’elle naisse, il faut revenir à la forêt primaire, c’est-à-dire ne plus y toucher – c’est mon rêve –, mais il faut qu’Albert retourne aussi à l’état primaire. Il faut qu’il retrouve l’ermite, l’homme sauvage et la femme qui sont en lui. Quand il est vraiment devenu lui-même, alors il peut laisser la forêt libre.