Si l’Iran m’était conté, j’aimerais qu’il le soit par Négar Djavadi. Que ce conte me ramène aux sources de la famille de Kimia – « Alchimie ». Qu’il m’entraîne à Māzandarān, berceau de la famille, au sein d’un domaine féodal, qu’il m’en présente les membres, les cinq oncles et Darius le père. Que ce conte me montre la puissance des hommes, mais aussi l’importance des femmes, ciment de tout un pays. Qu’il me glisse à l’oreille que ce peuple cultivé nourrissait et entretenait une véritable joie de vivre et de liberté. J’aimerais connaître ces salles d’attente bruyantes et joyeuses, caravansérail entre des murs blancs. Que le tumulte des rires, des cris et des voix emplissent nos rues. J’aimerais aussi que ce conte m’anime du sentiment révolutionnaire comme Darius le père, et Sarah la mère. Si l’Iran m’était conté, il faudrait aussi évoquer l’exil, le sentiment de n’appartenir à nul pays, le besoin de se reconstruire, d’enfanter et de s’ouvrir au monde, avec gourmandise et insouciance. Désorientale.
Quel est le point de départ de votre livre ? N’est-ce pas l’envie de tordre le cou aux idées reçues, aux clichés colportés sur l’Iran ?
Négar Djavadi — En effet, c’est le point de départ. J’avais envie de faire connaître l’Iran. Les gens connaissent un peu l’Empire perse et la splendeur de l’Iran. Toutefois, le régime islamique, ses mœurs moyenâgeuses, la question du nucléaire et du terrorisme, focalisent l’intérêt. Cependant, entre les deux, tout cela reste assez flou. J’avais donc envie de faire connaître cet Iran, l’Iran de mon enfance et de montrer comment le pays est arrivé jusqu’à la révolution de 1979. C’est pour cela que je suis remontée au début du xxe siècle, pour montrer un Iran construit peu à peu au fil des révolutions, des coups d’État.
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Pour cela, nous allons suivre des personnages merveilleux, un peu comme dans les contes des Mille et une nuits. Le premier d’entre eux, au nom imprononçable, est un personnage puissant : Montazemolmolk !
N. D. — Puissant en effet, à la fois par la taille, mais aussi par le pouvoir. Au début du xxe siècle, en Iran, subsistait encore la féodalité, surtout dans le nord du pays, qui est une région très particulière, Māzandarān étant très proche de la Russie. On imagine l’Iran comme un pays aride, ensoleillé, alors que c’est très vert, pluvieux, brumeux. Montazemolmolk vit avec ses femmes, au nombre de cinquante-deux, avec son harem, son armée, ses enfants.
Point de départ du livre, la naissance de jumelles, dont l’une a une particularité que l’on retrouvera tout au long du récit. Qui est-elle ?
N. D. — Elle a les yeux bleus. Les yeux bleus comme son père, le bleu de la mer Caspienne. Montazemolmolk, qui a énormément d’enfants, qui ne sait ni les compter ni les nommer, en voyant les yeux bleus de l’enfant, décide de la prénommer Nour (« Lumière » en persan). Nour est la grand-mère de la narratrice.
Nour enfantera six garçons : les cinq oncles de la narratrice, et Darius, son père. Qui est Darius ?
N. D. — Darius est le quatrième garçon de Nour, appelé oncle numéro 4, car lui et ses frères sont nommés ainsi par les cousines. Il est le rebelle de la famille, celui qui ne s’est jamais soumis, celui qui s’est mis à l’écart de ses frères, refusant l’autorité du père. Il est un peu l’intellectuel de la famille. Il a voyagé, a longtemps vécu hors de l’Iran, en Europe. Il est revenu dans sa patrie et est devenu un révolutionnaire, un dissident. On imagine que c’est Khomeiny qui a fait la révolution iranienne, mais pas du tout. Khomeiny n’était qu’une figure de la révolution, celle du clergé, l’Iran étant toujours partagé entre les monarchistes, les intellectuels, et le clergé. Alors la prise du pouvoir fut nécessairement un affrontement entre les uns et les autres. Une partie de la révolution est ainsi le fait des intellectuels, des étudiants, des écrivains, des journalistes... On se focalise souvent sur 1979. Mais la révolution a démarré bien avant. Et Darius en est une figure emblématique.
Passionnant roman qui n’est pas un roman sur l’Histoire de l’Iran, mais bien celui d’une famille à l’intérieur de l’Histoire. Darius revient au pays accompagné par Sarah, rencontrée à Paris. Ils auront trois filles, dont la dernière, la narratrice. Qui est-elle ?
N. D. — Quand Sarah est enceinte pour la troisième fois, Darius veut un garçon. Tout son entourage imagine que ce sera un garçon, la grand-mère arménienne confirme cette prédiction en lisant dans le marc de café. Sarah donne pourtant naissance à une fille. Elle lui donne le prénom de Kimia (« Alchimie »). En grandissant, Kimia se sent différente de ses sœurs, de ses copines, mais ne sait nommer cette différence. À la fin de la révolution, sa sœur aînée, très érudite, lui dit le mot « lesbienne » en français. Sans en connaître la signification, elle le comprend.
Ensuite c’est l’exil et la fuite vers la France, fuite magnifiquement restituée par la qualité de votre écriture et le sens du détail.
N. D. — Il faut imaginer l’ouest de l’Iran. C’est très montagneux. Pour passer en Turquie, il faut passer par le Kurdistan iranien, une sorte de no man’s land où il fait très froid – -25°C à -30°C. C’est une fuite à travers ce territoire où les loups et les combattants confèrent à celle-ci un caractère excessivement dangereux. La famille met une semaine pour traverser ces frontières. Enfin ils arrivent à Ankara.
La deuxième partie du livre se déroule en France auprès d’une famille d’exilés. Chacun des membres de celle-ci vivra cet exil différemment. Pour Kimia, cela sera une quête d’identité.
N. D. — C’est très compliqué, l’exil. C’est un sentiment mais aussi un statut. Le passé et le présent. C’est une condamnation mais aussi une certaine liberté. Chacun le vit comme il peut. J’ai l’impression qu’il y a autant d’exils que d’exilés. Kimia, elle, se détache de tout cela afin de rechercher son identité, sa propre identité. Elle vit l’exil comme le fait de n’appartenir à nulle part. Alors elle voyage. Elle oublie l’Iran.
Et elle comble les trous avec la musique, le punk et le rock…
N. D. — Avec le rock, dont U2, première citation musicale du livre. Dans le fond, Kimia est nostalgique de la révolution iranienne qu’elle a vécue. Le rock lui permet d’échapper à sa famille et lui donne une liberté, une puissance aussi, celle de l’insurrection du punk qui lui rappelle ses années de révolution.
Le récit est rythmé, séquencé par des scènes contemporaines, dans une salle d’attente d’un hôpital.
N. D. — Elle est à la section de la PMA de l’hôpital Cochin, dans la salle d’attente, en attente d’une insémination. En écrivant l’histoire, j’ai intégré ces parties, car je me suis aperçue que les grossesses sont le « ciment » de cette famille.
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