Littérature étrangère

M.L. Stedman

Le poids du silence

Entretien par Marie Michaud

(Librairie Gibert Joseph, Poitiers)

Sur l’île de Janus, l’arrivée de la petite Lucy dans la vie de Tom et Isabel ressemble à un miracle. Pourtant, une menace silencieuse plane sur leur joie et sur leur avenir. Car le bonheur des uns fait parfois, même involontairement, le malheur des autres. Et il faut alors vivre avec ce poids.

Tom Sherbourne, vétéran de la Première Guerre mondiale, a trouvé un nouvel équilibre en devenant gardien de phare sur Janus Rock, petite île au large de la côte Ouest de l’Australie. La solitude, la confrontation avec les éléments et le sentiment de préserver des vies humaines ont permis à Tom de laisser le passé à sa juste place. Lorsqu’il rencontre Isabel, séduit par sa spontanéité et son audace, il l’épouse et l’emmène vivre avec lui sur Janus où, malgré la rudesse des conditions de vie, le jeune couple mène une existence heureuse et rêve de fonder une famille. Mais ce bonheur leur est refusé, jusqu’à ce qu’un « miracle » se produise : une barque s’échoue sur une des plages, leur apportant le bébé qu’ils n’espéraient plus. Dès lors, sur le bonheur simple de cette vie de famille plane l’ombre mauvaise du silence et du mensonge. Entre amour, désir d’enfant, désespoir absolu et esprit de sacrifice, chacun devra faire face à sa conscience et aux conséquences de ses choix. Servi par une écriture fluide et accessible, Une vie entre deux océans joue avec les émotions du lecteur et les tient en éveil jusqu’à la dernière ligne.

Page — Une vie entre deux océans est à la fois une incroyable histoire d’amour et le drame d’un secret de famille. Quel a été le point de départ de cette histoire ?
M. L. Stedman — J’écris de manière très organique : une image, une phrase ou une voix me viennent à l’esprit et il me suffit de les suivre. Pour cette histoire, j’ai fermé les yeux et j’ai vu un phare et une femme. Je pouvais dire que ça se passait il y a longtemps, sur une île au large de l’Australie occidentale. Un homme a fait irruption dans la scène et j’ai eu l’intuition que c’était le gardien du phare et que c’était son histoire. Ensuite un bateau s’échouait sur le rivage avec à son bord le corps d’un homme mort. J’ai continué à regarder et j’ai vu qu’il y avait aussi un bébé qui pleurait à l’intérieur du bateau, si bien qu’il a fallu que je continue à écrire pour voir qui étaient ces gens et ce qui allait leur arriver.

P. — Dans votre roman, les lieux semblent être plus que des décors, plutôt une métaphore des sentiments des personnages. Pourriez-vous nous parler un peu de Janus Rock, de Point Partageuse et de la confluence entre ces deux océans ?
M. L. S. — Vous avez raison : les lieux ont une signification profonde dans l’histoire. Le nom « Janus Rock » fait référence à Janus, la divinité romaine des seuils et des portes qui a deux visages dos-à-dos. Ce nom souligne l’idée qu’il y a toujours plus d’une façon de regarder les choses et l’impression d’être incapable de les regarder en face. Contrairement à Tom et Isabel, au moment où ils prennent la décision qui marquera leur destin, Janus peut voir le passé et l’avenir. Par d’autres côtés, Janus représente aussi Lucy, qui a effectivement eu deux vies dans deux mondes opposés. « Point Partageuse » exprime les thèmes de la division et du partage, si essentiels dans l’intrigue. Les deux océans, dont la ville est le point de rencontre, ont des personnalités très différentes : l’océan Indien est plutôt calme et chaud, alors que l’océan Austral est violent et tempétueux. Pourtant ils se rencontrent et se jettent l’un dans l’autre. C’est un écho de la relation entre Tom et Isabel. L’isolement aussi est un élément crucial : Janus Rock est très loin de toute communauté. Tom et Isabel prennent des décisions qu’ils n’auraient peut-être jamais envisagées s’ils avaient pu en parler avec leurs familles et leurs voisins, ceux-ci leur servant de « miroir moral » en leur renvoyant leurs pensées et leurs actions.

P. — En marge de l’intrigue principale, à travers le parcours de Tom Sherbourne et de Frank Roennfeldt, vous évoquez la Première Guerre mondiale et ses effets ravageurs malgré la distance dans le temps et dans l’espace. Pourquoi cet aspect historique vous tenait-il tant à cœur ?
M. L. S. — Ces deux hommes, qui sont apparus spontanément dans mon imaginaire, étaient tous les deux des victimes de la Première Guerre mondiale. Tom Sherbourne est un vétéran de retour du front de l’Ouest. Frank Roennfeldt, lui, est un Autrichien qui a passé la guerre dans un camp d’internement et qui porte finalement le poids du chagrin refoulé d’une ville, du fait de la perte subie par ses habitants (et peut-être d’une culpabilité refoulée). En continuant l’histoire, il m’est rapidement apparu qu’un des thèmes sous-jacents les plus importants était la guerre et ses effets destructeurs sur les individus, les familles et les communautés. L’Australie est une nation relativement jeune, qui a cependant pris part à de nombreux conflits durant le siècle dernier : la guerre a jeté son ombre sur une génération après l’autre. Plus je faisais de recherches pour le livre, plus j’étais touchée par la situation critique des soldats australiens de la Grande Guerre et celle d’une société s’efforçant de lui donner un sens, puis essayant de se relever des épreuves afin d’oublier cette première guerre globale et industrialisée dans laquelle la technologie a hissé l’obscénité du carnage jusqu’à un art de précision. Les séquelles de cette expérience affleurent tout au long du livre : la guerre a touché tout le monde à Point Partageuse. Elle a brisé des vies et invalidé l’avenir des hommes qui avaient combattu, mais aussi des femmes qui les avaient attendus. Elle a fait perdre le nord à la boussole morale du bien et du mal, dont le premier principe avait longtemps été : « Tu ne tueras point ». J’ai voulu rendre hommage aux gens de cette époque et reconnaître ce qu’ils avaient enduré.

P. — Votre roman connaît un immense succès international. Il est en cours d’adaptation pour le cinéma. Selon vous, qu’est-ce qui touche à ce point les lecteurs dans l’histoire de Tom, Isabel et Lucy ?
M. L. S. —  J’ai été incroyablement chanceuse avec l’accueil international du livre. Il a été traduit dans presque quarante langues et, quand je demande aux éditeurs pourquoi les gens voudraient lire cette histoire à Taïwan ou en Turquie, ils me répondent qu’elle est universelle : les lecteurs de presque n’importe quels culture ou pays peuvent se sentir concernés par les questions qu’elle soulève. Au fond, il s’agit de savoir comment on est quelqu’un de bien, comment on fait ce qui est juste, comment on aime, comment on trouve notre étoile polaire dans un monde moralement complexe. Il est question de famille, de loyauté, de communauté et de justice, du rôle de la compassion et du pardon, qui nous rendent libres de vivre des vies certes imparfaites, mais complètes.
 

 

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