Polar

Santiago Gamboa

Prières inexaucées

photo libraire

L'entretien par Gwendoline Touchard

Bibliothèque/Médiathèque Trapèze (Boulogne-Billancourt)

Santiago Gamboa, ogre de la littérature colombienne à l’humour cruel et au cœur tendre – Rabelais aurait incontestablement compté au nombre de ses admirateurs s’il l’avait connu –, retrouve les tables des libraires après quelques années d’absence, par le biais d’un roman où l’amour fraternel ne résistera pas à un système politique corrompu et grotesque.

Santiago Gamboa n’a pas trouvé la foi avec ses « prières nocturnes ». Cette foi introuvable s’est au contraire dissoute dans l’exil, la douleur et l’échec. On suit Manuel, jeune étudiant en philosophie, incarcéré à tort dans une prison de Bangkok pour trafic de drogue et menacé d’exécution s’il ne plaide pas coupable. Ému par son histoire, le consul de Colombie en Thaïlande, grand amateur de Martini et lecteur assidu de Graham Greene, va tenter d’aider ce jeune homme qui ne souhaite qu’une chose : retrouver sa sœur, Juana. Sauf que Juana, femme éprise de liberté et habitée par la rage que déclenche en elle le système politique du président colombien Alvaro Uribe, a disparu après avoir entrepris de faire imploser le système de l’intérieur avec l’arme de destruction massive que seules les femmes possèdent : le sexe. Il existe chez cet auteur à la prose limpide et érudite une puissance naturelle de narration et un talent unique pour façonner des histoires qui touchent au cœur même des hommes.

Page — Il y a dans votre roman Prières nocturnes une phrase récurrente : « Ce ne sera pas un roman noir, ce sera un roman d’amour »…
Santiago Gamboa — Cette phrase est prononcée par Manuel. Elle définit en quelque sorte le principe qui a présidé à la composition du roman. Je voulais m’inscrire dans une conception résolument classique en mettant en scène deux personnages qui s’aiment et veulent être ensemble, mais dont les projets sont parasités par une multitude d’obstacles. C’est un argument de départ universel… sauf qu’en général, les deux personnages en question ne sont pas frère et sœur ! Il ne s’agit évidemment pas ici d’un amour incestueux, mais d’une relation strictement fraternelle, qui relève à mes yeux de l’amour le plus pur et le plus sincère. J’ai toujours rêvé d’avoir une sœur…

Page — Justement, cet amour entre Juana et Manuel est un peu shakespearien. À leur façon, les personnages sont tous désespérés, ils sont la proie de la rage et du désespoir. Faut-il y voir un lien avec le contexte politique dans lequel vous placez votre intrigue, cette période où la Colombie était dirigée par Alvaro Uribe ?
S. G. — Les deux personnages sont issus de la classe moyenne colombienne, ils sont éduqués et cultivés. Juana poursuit des études de sociologie, elle montre beaucoup de clairvoyance quant à la politique menée par le président Uribe. Elle y voit une aggravation des divisions qui minent la société colombienne et que vient illustrer l’extraordinaire déferlement de violence dont le pays a été la cible au long de ces années. Quand je parle de violence, je ne parle pas de guerre, je me réfère à une violence invisible, une tension insupportable, une atmosphère de pression très forte qui se répercutait sur les relations entre les gens, au sein des familles, dans la rue, etc. On vivait dans un climat de culpabilité, de méfiance, de délation, où chacun épiait son voisin, ses proches, ses amis… Si on osait émettre une critique envers le gouvernement, on était immédiatement taxé d’antipatriotisme, de trahison, de terrorisme. Pendant huit années, le temps des deux mandats d’Alvaro Uribe (2002-2010), la Colombie est devenue un endroit terrible et grotesque, scindée en deux camps : les patriotes d’un côté, les terroristes de l’autre. Mes personnages essayent de fuir ce monde. Juana est pleine de rage, elle se sent très impliquée dans les affres qui rongent son pays. C’est pourquoi elle entreprend de lutter contre ce système vicié, en même temps qu’elle recherche le moyen de permettre à son frère de fuir. Les choses tourneront mal. Ils seront séparés, puis se retrouveront grâce au personnage du consul, ému par leur histoire.

Page — On constate toutefois que chacun de vos personnages est confronté à l’échec, même le consul ne parvient pas à triompher…
S. G. — Les personnages sont des éléments extrêmement importants de mon travail. Ils sont la base de mes livres, tout spécialement depuis Le Syndrome d’Ulysse (Métailié, 2007). C’est pour moi une manière de créer une sorte d’intimité dans l’écriture – j’apprécie beaucoup cette sensation. L’échec auquel paraissent condamnés mes personnages, constitue une manière de clé pour accéder à leur être le plus profond, le plus secret, à leurs ressorts cachés… Cela me force à explorer les plus lointaines de leurs facettes. C’est ainsi que je suis – presque – tombé amoureux de Juana, ce qui m’a incité à envisager d’écrire un autre livre dont elle serait l’un des protagonistes.

Page — J’aimerais aussi que nous parlions d’un autre de vos personnages, Inter-Nette, dont la présence accentue le côté roman policier de ces Prières nocturnes.
S. G. — Inter-Nette est un personnage assez mystérieux. J’avais d’abord prévu d’en faire une voix immatérielle, dont les interventions serviraient à anticiper certains moments de l’action. La voix est restée floue, incertaine, sans identité bien définie. Une fois le roman publié, des lecteurs m’ont dit, comme vous, qu’ils y avaient décelé la voix de Juana. C’est une option possible, même si je ne l’avais pas imaginé en écrivant.

Page — Est-ce que vous vous retrouvez dans vos personnages ? On sent en tout cas qu’ils vous font vibrer…
S. G. — Je suis dans une proximité émotionnelle avec mes personnages. Ma vie a toujours été très présente dans mes romans. Par exemple, le personnage du consul est une partie de moi – j’ai moi-même été consul. Si mon travail est à ce point marqué par mon histoire personnelle, ce n’est pas parce que je considère que cela passionnerait qui que ce soit, mais uniquement pour des raisons pratiques. Lorsque j’utilise le matériau de ma vie, de ma mémoire, de ma pensée, je réussis à créer des personnages plus crédibles, plus vrais, plus vivants.

Page — La « culture » est aussi très présente dans vos livres.
S. G. — Je pense qu’il y a beaucoup d’auteurs qui utilisent cet « effet miroir ». C’est comme les auteurs qui sont alcooliques, tous les personnages de leurs romans sont alcooliques ! Moi mon obsession, ce sont les livres, la beauté, la peinture, la philosophie, l’art. Et mes personnages ont aussi cette maladie, à cause de moi !

Page — Vous avez aussi une obsession pour le Martini ! Vous signez de très belles pages en hommage à ce cocktail et, au passage, à Graham Greene.
S. G. — Je considère le Martini comme une des plus grandes créations de l’humanité ! Cette image est très liée à l’art, au cinéma, à la littérature. Mon personnage boit tout le temps du Gin. Je pense que c’est un bon choix, c’est une liqueur très noble, j’aime beaucoup le Gin aussi (rires). Je n’arrive pas à boire autant que mon personnage, mais lui a des problèmes que je n’ai pas ! Comme le dit un célèbre écrivain : « le foie est l’organe de l’écrivain qui décrit son rapport avec son enfance ».