PAGE : Les lecteurs vous connaissaient en tant que romancière et essayiste, abordant des sujets de société comme l’évolution du statut de la femme ou le conformisme. Votre nouvel opus vous révèle aussi diariste, et il vous permet de réfléchir sur l’identité, le temps, la perte et le sens de la vie.
Belinda Cannone : C’est la première fois, et ce sera peut-être la seule, que je publie un journal. J’ai écrit La Chair du temps après avoir découvert, en revenant dans ma maison des champs, qu’on y avait volé deux malles où je rangeais tous mes documents intimes, journaux, carnets-laboratoires, correspondance et photos. La violence du choc a été telle qu’il m’a fallu écrire à toute allure, pour digérer l’événement.
P. : Vous aviez déposé votre mémoire, votre passé, vos souvenirs dans vos carnets intimes. Pourquoi cette nécessité de fixer le réel des événements de votre existence ?
B. C. : J’ai toujours eu une mémoire exécrable, inquiétante même, et je consignais les faits pour qu’ils ne s’envolent pas tout à fait. Mais je réfléchissais aussi à mes livres en cours par écrit, c’est pourquoi je dis que certains de ces carnets constituaient une sorte de laboratoire.
P. : Comme vous êtes « l’objet et le sujet » du deuil qu’il a fallu accomplir, quelle issue s’offrait à vous pour vous sauver de l’absurdité de la situation ?
B. C. : Je présume que chacun a sa manière de traverser un deuil. Pour moi, il s’agissait de me ressaisir en réfléchissant par exemple aux questions du temps et de l’identité. Mais aussi en écoutant les autres, ceux à qui je racontais l’événement. C’était passionnant de découvrir ainsi que, tous, nous avions subi des pertes, plus ou moins graves, qui nous ont plus ou moins affectés, mais que nous sommes tous construits à partir de pertes diverses, que nous avons dû traverser et dépasser.
P. : Dans ce journal de deuil, « journal extime » dites-vous, qui s’étend sur trois mois, vous convoquez Roland Barthes pour exposer votre méfiance à l’égard du « débraillé » du journal intime.
B. C. : Je n’aime pas l’exhibition de l’intimité et si j’écris parfois des choses assez personnelles, c’est sous le couvert de la fiction. Mais je crois qu’une des raisons pour lesquelles je suis devenue écrivain, c’est pour supporter, si ce n’est comprendre, la violence du monde. Or cette fois, la violence a été tournée contre moi et m’a mise en danger psychique. Il fallait y répondre. Mais si je suis passée à cette écriture personnelle, ce n’était pas tant pour parler de moi que pour parler de « moi devant un événement extraordinaire », événement qui avait, je l’ai vite senti, une dimension universelle.rn
P. : Avez-vous le sentiment d’avoir perdu des pans de votre vie en perdant par exemple toutes les lettres d’amour gardées si précieusement ?
B. C. : Amour et affection. J’ai compris à quel point les lettres étaient faites elles aussi, comme les journaux, de la « chair du temps » : elles ont un côté charnel, elles portent trace d’une graphie, elles disent ces petites et grandes choses qui sont infiniment aléatoires et terriblement précieuses tout au long de notre existence.
P. : La figure de votre père plane sur les pages de ce livre. Vous dites que c’est lui, l’immigré sicilien qui vénérait les livres et tenait depuis toujours un journal, qui avait suscité l’écriture du journal intime.
B. C. : C’était d’ailleurs très étrange d’être privée de mon passé au moment même où je venais d’entreprendre un livre sur mon père, une sorte de portrait moral. Je le reprendrai bientôt car je le lui « dois ».
P. : Vous citez une phrase passionnante de Lévi-Strauss sur la constitution de l’identité...
B. C. : Oui, elle concerne la nature mythique de l’identité. Perdre mes documents personnels m’a conduite à réfléchir sur l’identité comme fabrication d’un récit. La mienne était contenue dans ces malles. L’avais-je perdue ? Comment envisager mon identité après ce vol ? Qu’est-ce que ce récit de soi constitué par la mémoire ?
P. : Et comment dépasser la profonde mélancolie que cet événement mortifère était susceptible de générer ? Vous avez toujours posé, dans vos livres, le désir comme principe moteur de l’existence…
B. C. : C’est ce que j’ai réalisé avec étonnement bien après la rédaction du livre : finalement, malgré sa forme inédite dans ma bibliographie, c’est encore un livre sur le désir. Il témoigne de l’effort, intellectuel et affectif, pour dépasser la perte et retrouver la joie de vivre.
P. : La danse et la musique sont très présentes dans vos textes. Dans la dernière page de ce livre, la danse se mêle à l’écriture. Quel bel élan de vie !
B. C. : « Je danse donc j’écris ». Mon viatique !