PAGE : Michela, je suis très heureux que vous ayez reçu ce prix en France. Accabadora fut pour moi comme un moment de grâce. Je quittais le continent pour une île. Croyez-vous, comme je le crois, qu’il y a une écriture de l’insularité ?
Michela Murgia : Oui, sûrement. L’insularité donne le sentiment que l’on est le centre de gravité d’un monde petit, qui doit sans arrêt se confronter à lui-même ; la frontière, dans l’île, fait partie de l’horizon. Cela signifie aussi qu’on apprend très tôt à se confronter au concept de frontière, ce qui peut faire de soi un vaincu dès le départ, ou un formidable sauteur d’obstacles.
P. : Votre roman est un conte sur la transmission. Point n’est besoin d’être du même sang pour donner et apprendre. Était-ce l’idée qui vous a donné envie d’écrire ce livre ?
M. M. : Oui, c’est exactement ça ! C’est la première fois que quelqu’un le comprend aussi bien. D’habitude, on me dit que c’est un roman sur l’euthanasie, ou sur la maternité. En vérité, Accabadora est un roman sur la liberté de choisir à quelle fontaine on veut boire. Le sang est un liquide qui n’est pas fait pour désaltérer.
P. : Sans tout dévoiler, Tzia Bonaria donne à Maria les clés de la vie et de la mort. Pensez-vous que cela aurait été si facile si elles avaient été réellement fille et mère ?
M. M. : Non je ne crois pas. Au contraire. Il me semble que la mère biologique est souvent la dernière personne qui peut nous donner la conscience de notre mesure, précisément parce qu’elle voit en nous sa propre mesure.
P. : Je reviens à l’île. J’ai cette certitude (fréquentant moi-même régulièrement une île bretonne, Ouessant) que le sentiment d’être îlien influe énormément sur le caractère. Selon vous, existe-t-il une écriture sarde ?
M. M. : Il faut faire une distinction entre les écrivains sardes et l’écriture sarde. Personne n’est jamais sarde tant qu’il ne décide pas de l’être. Ce n’est pas un destin géographique d’être sarde. Faire de l’écriture sarde veut dire avoir choisi de ne pas être la périphérie de rien. Il y a des écrivains sardes qui ne sentent pas le besoin de faire de la Sardaigne leur centre de gravité.
P. : J’ai envie que les lecteurs français qui liront cet entretien rentrent dans une librairie et demandent Accabadora . Pensez-vous qu’ils me croiront si je dis qu’ Accabadora est un roman sur le bonheur d’une vie qu’on ne sait pas voir, qu’il faut du temps, de l’amour et bien d’autres choses pour devenir soi-même Accabadora ?
M. M. : J’aimerais faire semblant d’être un de vos lecteurs pour en faire moi-même l’expérience. Après avoir vu vos yeux pendant que vous aurez tenté de me convaincre, je saurai s’il faut y croire ou pas. Les choses qu’on ne dit pas sont souvent les plus convaincantes.