PAGE : J’ai lu Franz Stangl et moi en une nuit. Je l’ai commencé un soir vers 10 heures et l’ai achevé au milieu de la nuit vers 3 ou 4 heures, avec une espèce de boule au ventre. C’est un texte grave, un texte important. J’insiste sur le mot important. Franz Stangl et moi parle de cet homme, Franz Stangl, ancien commandant du camp de Treblinka, et de son rapport au monde. C’est un texte bouleversant parce que Dominique Sigaud a la faculté d’établir des passerelles entre elle et son personnage, entre l’histoire de cet homme et notre histoire. Dominique Sigaud, racontez-nous votre rencontre avec Franz Stangl.
Dominique Sigaud : Je travaille depuis quelque temps sur la période de l’occupation allemande en France, et au cours de mes recherches, j’ai lu un livre écrit par une psychanalyste, Les ténèbres du démenti (Isabelle Morin), qui revient sur le cas Franz Stangl. Il est l’un des rares, sinon le seul responsable de l’extermination des juifs dont nous ayons conservé des paroles capitales, puisqu’il a été interrogé plusieurs semaines durant par une journaliste venue le rencontrer en prison au moment de son procès. Ces entretiens sont d’autant plus importants à mon sens, que lors de leur dernière rencontre, le bourreau admet devant la journaliste sa responsabilité personnelle, en tant que commandant de Treblinka, dans les horreurs commises contre les juifs. Je suis partie de ces conversations et du fait que, le lendemain de cette ultime interview, Franz Stangl est mort. Je crois qu’il est mort d’avoir assumé publiquement et devant lui-même sa responsabilité dans les crimes. Curieusement, le titre s’est imposé d’emblée. Je ne sais pas exactement pourquoi ce titre s’est fixé dans mon esprit à l’exclusion de tout autre. Ce qui est sûr, c’est qu’il m’est apparu comme une évidence. Le travail que je mène relève de la fiction. Je raconte les dernières vingt-quatre heures de Franz Stangl dans sa cellule, mais tout le monde ignore ce qui s’y est réellement passé. Pour autant, ce lieu et ce temps, je les remplis, si j’ose dire, avec l’histoire dont cet homme procède et ma propre histoire. Mon roman fonctionne selon le principe des poupées russes. Franz Stangl est le personnage principal du livre – c’est l’évidence – et à partir de ce personnage, j’en arrive à la Shoah, à ce que cette tragédie représente au sein de notre histoire collective, au sein de mon histoire personnelle, moi qui suis née après. J’ai découvert le drame de la Shoah – je ne suis pas la seule – vers l’âge de 10 ou 11 ans. Ça a été une découverte définitive qui m’a en quelque sorte initié au monde dans lequel je me préparais à entrer et qui n’est pas le monde que l’on s’attend à fréquenter au sortir de l’enfance. Franz Stangl et moi parle aussi de cette révélation fondamentale à laquelle chacun est confronté à un moment de sa jeune existence. La découverte de ce principe de nocivité qui est à l’œuvre dans le monde m’a permis de comprendre certaines choses survenues au cours de ma petite enfance et qui rejoignent ce principe de nocivité. Ce texte tente d’embrasser à la fois l’histoire singulière de Franz Stangl et la mienne, je m’attache à interroger la manière dont nous sommes tous traversés par la grande histoire, la manière dont elle nous fonde.
P. : Vous décrivez les vingt-quatre heures qui précèdent la mort de Franz Stangl en plongeant au cœur de ses pensées, de ses impressions, de ses angoisses, de ses relations avec sa fille, qu’il adore, sa femme… et ces passages strictement fictifs alternent avec les questions que lui pose la journaliste. Puis vous revenez sur votre histoire personnelle. Le livre fonctionne selon ce principe de va-et-vient entre les pensées que vous prêtez au protagoniste, ses rapports avec ses subordonnés, les conversations avec la journaliste. Je me suis dit en vous lisant que c’était un peu le roman qu’Hannah Arendt n’avait pas écrit…
D. S. : Elle a écrit autre chose. D’ailleurs, il fallait probablement qu’elle écrive les ouvrages qu’elle a écrits, elle et d’autres, pour que je puisse moi-même écrire ce roman. Je suis née en 1959, de ce fait j’appartiens à une génération qui n’a pas connu la guerre et j’arrive après quantité d’auteurs qui ont travaillé sur cette question. Toutefois, je me suis aperçue qu’il existe énormément de choses à régler autour de cette histoire dramatique. Pour tout vous dire, je suis effarée des lacunes tournant autour de cette question. Quand on est préadolescent comme je l’étais à l’époque où j’ai appris l’existence de la Shoah, on se rassure en se disant que c’est terminé, que plus personne aujourd’hui n’est gazé selon le procédé industriel mis en place par l’administration nazie. Pourtant, il y a tellement de questions qui n’ont pas été résolues sur ce sujet ; et même, certains aspects relatifs au génocide des juifs d’Europe se manifestent en force dans l’actualité. C’est également l’une des pistes que je suis dans ce livre à travers la figure de Franz Stangl qui fut effectivement un bon père de famille, un mari aimant, un type bien élevé qui s’est servi du nazisme comme d’une opportunité pour grimper d’un cran dans la hiérarchie sociale. Il a vécu en Allemagne dans les années 1930 et a tout naturellement rejoint les rangs de la police puis ceux de la Gestapo. Les industriels en ont fait autant, l’ensemble de la société a fait en sorte de s’adapter au nouvel ordre nazi. Tout le monde se débrouille avec son époque. Freud et Hitler ont vécu à la même période. Ils se connaissaient. Pas personnellement bien sûr, mais ils avaient entendu parler l’un de l’autre. Ce qui m’intéresse dans cette concomitance, c’est qu’ils sont tous deux à l’origine de théories antinomiques. Hitler met au point la catégorie du X, c’est-à-dire de l’indifférenciation. Quand on dit aux criminels nazis : « Vous avez vu ce que vous avez commis ! », ils répondent, 1 : « J’ai obéi aux ordres. », 2 : « Si je ne l’avais pas fait, moi, un autre l’aurait fait. » Telle est la théorie du X. Je suis interchangeable, donc ne venez pas m’accuser d’une quelconque responsabilité dans cette horreur puisque, de toute façon, un autre s’en serait chargé à ma place. Freud quant à lui élabore la catégorie du 1. Ce qui revient à dire : oui, mon petit gars, sauf que c’est toi qui étais là et que tu es le seul à pouvoir assumer cette responsabilité. C’est toi qui as choisi. Franz Stangl et moi parle aussi de ça. Avant de devenir écrivain, j’ai été reporter un certain nombre d’années. Or j’ai notamment couvert, au cours de ma carrière, le génocide du Rwanda, où les mêmes mécanismes se sont mis en branle, les mêmes mots ont été utilisés par les casques bleus, par exemple, pour justifier leur passivité face aux massacres perpétrés sous leurs yeux. J’ai été témoin des appels lancés par de futures victimes aux soldats de l’ONU censés les protéger, et de la réponse de ces derniers qui déclaraient que l’assistance réclamée dépassait les termes de leur mandat. Et au milieu de ces individus interchangeables, quelques individus prennent leurs responsabilités, interviennent, cachent des gens en danger de mort… Je n’ai pas écrit un livre de philosophie. Il s’agit de littérature, et pour moi, l’objet principal de la littérature consiste à décrire le monde comme il est en recourant à des mots, à une langue qui soit assez forte pour dire. À propos de mot, je récuse la formule « seconde guerre mondiale », car en utilisant le terme de guerre pour qualifier cette période, il me semble que l’on passe totalement sous silence l’extermination des juifs, élément à mon sens infiniment plus important que le fait militaire. En remplacement du mot guerre, je propose celui de werra – guerre, en français, dérive de werra, war pour l’anglais –, qui signifie le scandale et la confusion et me paraît de ce fait mieux approprié pour décrire cette période. Je crois que la langue est hautement responsable de la façon dont on pense le monde, et que la raison d’être de la littérature est précisément de dire le monde.
P. : Était-il spécialement important que ce texte soit écrit aujourd’hui ?
D. S. : Le sujet s’est imposé à moi. Il est venu, il s’est installé. Il m’a demandé ce que j’allais faire avec lui… J’ai rechigné, je ne voulais pas. Et puis finalement voilà. Tant mieux, je suis très heureuse d’avoir écrit ce livre. C’est la première fois qu’un texte me permet d’établir un lien intérieur avec moi, adulte, mais aussi avec la petite fille de 3 ans que j’ai été. J’ai pu comprendre l’origine de souffrances qui provenaient de l’enfance. J’ajoute que mon but en tant que mortelle – je précise, parce que dans vingt ou trente ans, ce sera terminé, le monde n’engendrera plus que des humains immortels – est de faire en sorte que ma place à l’intérieur du monde soit la plus juste possible. Il est vrai aussi que, l’âge venant, je travaille avec une ardeur accrue sur ces questions du recommencement de l’horreur, sur les raisons qui font que le pire recommence inlassablement. J’ai élaboré la loi du dragon, c’est-à-dire le principe de nocivité dont je parlais tout à l’heure, dont la Shoah est l’un des visages les plus aboutis. La loi du dragon est à l’œuvre depuis toujours et vraisemblablement pour toujours. Le problème est de savoir comment résister à cette loi. Ce texte, que j’ai voulu absolument contemporain, se présente aussi comme un moyen de s’armer afin de lutter contre cette loi. Sinon, à quoi bon ? Jeune femme, j’ai été très influencée par des écrivains exigeants qui m’ont montré le monde tel qu’il était. Ils usaient pour cela d’une langue admirable et semblaient dire que, en dépit de tout, il valait le coup de se dresser sur ses deux pattes et de lutter. Je vois la loi du dragon comme une légende où chaque individu, sauf s’il passe son existence caché sous une couette, croise forcément le dragon un jour ou l’autre. Chacun doit se préparer à la rencontre et au combat.