Littérature française

Nathalie Bauer

Une génération perdue

VM

Entretien par Véronique Marchand

(Librairie Le Failler, Rennes)

Soixante millions de combattants, vingt millions de blessés, neuf millions de morts : une comptabilité surréaliste et indécente pour une guerre qui ne le fut pas moins. Nathalie Bauer réussit pourtant le tour de force d’écrire un roman plein de vie où la fraternité et l’amour remportent le combat contre la barbarie.

PAGE : Vous êtes docteur en histoire, traductrice de l’italien et écrivain. Hasard de l’édition, l’un des livres que vous avez traduits figure parmi la sélection du prix Page des libraires : Accabadora, de Michela Murgia. Quand j’ai reçu Des garçons d’avenir, avant même de lire la quatrième de couverture, j’ai feuilleté le livre, l’ai soupesé, humé, j’en ai ainsi pris possession et je me suis aperçue qu’il contenait des photos. Cela m’a intrigué. Le livre portait pourtant la mention de roman… Je me suis dit que l’intrigue devait s’appuyer sur des choses vraies, peut-être une histoire familiale. Dites-nous si je ne me suis pas trompée, et si Des garçons d’avenir relate effectivement un pan de votre histoire familiale.


Nathalie bauer : Vous avez raison, le livre est parti d’archives familiales retrouvées en vrac dans des placards après la mort de mon grand-père. C’était un médecin doublé d’un homme politique qui avait accumulé au cours de sa vie une masse considérable de papiers, d’archives de toutes sortes et dans le classement desquels je me suis lancée. J’ai été très surprise de découvrir parmi ces quantités de papiers, de petites photos collées les unes aux autres, et un carnet – il existait déjà un carnet qui circulait au sein de la famille, celui-là en constituait la suite, la seconde partie de sa campagne de 14-18. J’ai également mis la main sur des objets, des agendas, un appareil photo acheté en 1915 − celui-là même qui a servi à prendre les clichés reproduits dans le livre −, des cartes d’état-major dessinées par ses propres soins, etc. J’avais à ma disposition les deux carnets (l’inédit et le connu) dans lesquels se déploie toute sa vision de la guerre, du moment où il est mobilisé en 1914 et directement envoyé sur le front, jusqu’au 31 décembre 1918 où il rentre chez lui. Je possède aussi sa correspondance, une énorme quantité de lettres − il écrivait beaucoup à sa famille, presque tous les jours. Je me suis jetée dans ces papiers parce que j’avais le sentiment que cela me rapprochait de ce grand-père dont j’avais été très proche jusqu’à sa mort en 1979, quand j’avais 16 ans, que j’aimais et connaissais bien. Il était pour moi un personnage presque mythique, un homme inébranlable et rassurant auprès duquel j’aimais rester lorsque j’étais petite. L’espèce de paix, de force tranquille qui s’en dégageait me fascinait. Or ces carnets m’ont dévoilé une autre facette de l’homme vieillissant que j’avais côtoyé − il avait 70 ans quand je suis née. J’ai eu envie de connaître ce jeune homme qui est resté en lui jusque dans la vieillesse. Je savais qu’il avait déménagé trois fois, et ces papiers l’ont suivi au cours de ses trois déménagements. C’est pour moi la preuve de leur importance. Bref, je suis partie en quête de ce grand-père inconnu, et comme le livre parlait de photographies, de documents, il m’a semblé qu’ils s’intégreraient très bien au texte.



P. : À partir de ce terreau vrai, vous avez composé un roman dans lequel vous créez des situations, inventez des personnages, mélangeant réalité et fiction avec une grande habileté. Le livre est d’ailleurs traversé de personnages dont on se demande s’ils ont existé ou non et j’aurais adoré que l’un d’eux, un personnage féminin merveilleux, eût vraiment vécu. Si les horreurs de la Première Guerre mondiale ne sont jamais occultées, il faut relever que le roman se présente surtout comme un hymne à la vie. Comment êtes-vous parvenue à trouver ce juste équilibre entre les ravages de la guerre et cette foi dans l’avenir dont vos personnages jamais ne se départissent ? Sont-ce des sentiments que vous avez décelés entre les lignes des lettres et des pages des carnets de votre grand-père ?


N. B. : Le défi littéraire consistait à conserver et à intégrer à la trame le fonds historique, le quotidien des soldats. J’ai mené des recherches pour être bien certaine que tout serait vrai, c’est-à-dire que si un jour un bombardement a lieu à 
11 heures dans le roman, il a également eu lieu à 11 heures dans la réalité ; s’il a plu ce jour-là, il pleut aussi dans le livre… Ce sont sans doute des détails, mais il était capital pour moi de respecter minutieusement les aspects historiques. Sur cette base, en m’imprégnant des documents conservés par mon grand-père, j’ai bâti une histoire totalement inventée, l’histoire d’une amitié entre des jeunes gens d’une vingtaine d’années, médecins, issus de la bourgeoisie et dont, par déduction de ce que je connaissais de mon grand-père, il n’était pas difficile de deviner les goûts et les réactions face à la découverte brutale de l’horreur. L’histoire est certes inventée, mais il y a des personnages qui ont existé, des membres de ma famille notamment. Pour répondre mieux à votre question, l’essentiel de mes sources ont été ces papiers. Mon grand-père parlait très peu de la guerre, il montrait beaucoup de pudeur à l’égard des horreurs subies, comme s’il s’était constitué une espèce de cuirasse ; et, quand il en parlait, c’était pour louer le courage des soldats − il disait, celui-là avait du cran, on le respectait. L’une des choses qui m’a passionnée dans ce travail fut de mettre en scène ces jeunes gens issus de milieux privilégiés et du jour au lendemain propulsés au milieu de cet enfer. La question de l’effondrement du monde dans lequel ils avaient grandi m’intéressait aussi beaucoup. La Première Guerre mondiale correspond à la fin du vieux monde, celui du xixe siècle, et à l’émergence du monde contemporain. Cet étiolement, ils ne semblent pas en être conscients. Ils tentent de prolonger, dans le contexte de la guerre, sur le front, les habitudes qu’ils avaient avant le conflit. Alors, quand ils retournent au cantonnement après avoir passé trois ou quatre jours dans les tranchées, parmi la vermine, les rats, la boue et sous les bombardements − à Verdun, ils demeurent trois semaines dans un ermitage sans pouvoir se laver −, ils boivent du champagne, jouent au tennis, montent à cheval… Dès qu’ils en ont la possibilité, ils partent à Paris, fréquentent les théâtres, les terrasses de café, vont au cinéma et aux Folies Bergères, etc. Cette envie de vivre pendant que la guerre fait rage m’a passionnée.



P. : Votre roman est très intéressant aussi de ce point de vue. Vous montrez le fossé qui sépare le front de l’arrière et ne cesse de se creuser.


N. B. : Le décalage entre l’avant et l’arrière a été abondamment traité par des écrivains, des historiens, et puis il existe une foule de témoignages directs sur le sujet, en revanche, ce qui est éventuellement susceptible de surprendre le lecteur, c’est le quotidien de ces jeunes gens très éloigné de l’image que l’on a traditionnellement du poilu au fond de sa tranchée livré à la boue, à la peur et aux poux. C’était l’ordinaire de 14, bien sûr, mais il existait aussi des officiers qui avaient de l’argent et la possibilité de s’amuser, qui vivaient, au moins au début, ce conflit comme une aventure héroïque. Tous étaient munis d’appareil photo qu’ils s’étaient acheté avant la guerre et dont ils développaient les clichés dans une tente réservée à cet usage. Il y avait vraiment cette dimension aventurière au début de la guerre, même si elle s’est rapidement dissoute dans l’enfer que l’on sait.

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