Le numéro s’ouvre avec Salman Rushdie dans une rubrique intitulée « Les voix du roman ». De quoi s’agit-il ?
Olivia Gesbert Il s’agit littéralement de donner la parole aux romanciers. De faire entendre leurs voix singulières dans le paysage littéraire. Mais c’est aussi évoquer ce mystère, cette énigme, auxquels tous les écrivains sont confrontés quand ils sont devant une page blanche. D’où naît le désir de fiction ? Cette envie, ce besoin de raconter des histoires ? Pour qui et pourquoi écrire ? Quelle voie, quel chemin emprunte l’imaginaire ? Alors, oui, Salman Rushdie ouvre le bal car il est avant tout un merveilleux conteur ! Il l’a prouvé à travers une quinzaine de romans, des Enfants de minuit à son dernier La Cité de la Victoire, sans oublier son tout premier, Grimus, publié en 1977 et tout juste réédité chez Gallimard en Folio. Sa vie d’homme a basculé une première fois en 1988 avec la publication des Versets sataniques. Le 12 août 2022, Salman Rushdie a été attaqué et presque tué. Mais la personne que j’ai rencontrée est d’abord un écrivain pour qui écrire est un élan vital, un romancier qui croit encore et toujours aux pouvoirs infinis de la littérature.
Pouvez-vous nous parler du cœur du numéro, le dossier thématique, qui porte ici sur « le temps des guerres ». Comment l’avez-vous construit ?
O. G. Il est parti d’une interrogation : pourquoi si peu, non pas de livres, mais de littérature sur les conflits en cours ? On interroge souvent les écrivains sur leur responsabilité dans l’époque et sur l’utilité de la littérature, avant de s’interroger sur ses possibles. Nous, nous sommes retournés vers le passé, vers les deux grands conflits du siècle dernier et dans les archives de La NRF, mémoire vive à chaque époque d’une littérature en train de se faire. Nous avons ensuite demandé à des écrivains d’aujourd’hui qui ont connu la guerre si le grand critique Albert Thibaudet avait raison d’écrire en 1919 qu’il faut que la guerre devienne un fait historique, qu’elle ait un avant et un après pour que « la vraie littérature » se déploie. Éric Vuillard, Arturo Pérez-Reverte, Sarah Chiche, Valérie Zenatti, Fellag, Velibor Čolić… y répondent avec « leur guerre » et avec leurs mots, des récits aussi profonds qu’émouvants.
À la lecture du numéro, on est frappé par les ponts qui sont dressés entre les époques, entre les ouvrages, entre les écrivains. C’était un des objectifs que vous poursuiviez ?
O. G. Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient. La littérature aussi a une Histoire et tous les écrivains sont d’abord de grands lecteurs, leur dette littéraire est infinie. Mais ce passé ne doit être ni écrasant, ni inhibant, c’est un terreau fertile pour l’imagination. L’Histoire continue de s’écrire. Pour les écrivains, comme pour La NRF qui est leur revue et un joyau des éditions Gallimard. Fondée en 1908 par un groupe de six écrivains dont André Gide, La Nouvelle Revue française a toujours accueilli dans ses pages des écrivains reconnus et la jeune garde de la littérature. Nous poursuivons aujourd’hui l’aventure dans un même esprit d’ouverture et en renouant avec le plaisir du collectif. Ainsi, Jonathan Littell nous plonge, et comme nul autre, dans la vie et l’œuvre de Jean Genet à partir de sa lecture de Héliogabale, pièce retrouvée et enfin publiée. Le philosophe Paul B. Preciado a lui écrit sa biographie politique à partir du Orlando de Virginia Woolf. En confiant à La NRF le script de son film, il s’inscrit lui aussi dans une Histoire littéraire, témoigne du pouvoir d’identification des fictions et rend un hommage vibrant à la grande écrivaine britannique.
Vous faites aussi des ponts avec les arts plastiques, comme ici avec des photographies de Patti Smith. Ce sera un traitement récurrent ?
O. G. Dans La NRF, c’est le texte qui prime. Mais il y a beaucoup d’artistes qui ont une relation très forte au livre et à la littérature. Dans ce premier numéro, les photos d’Anna Akhmatova, de Jean Genet, de Virginia Woolf en témoignent. Patti Smith est musicienne, photographe mais d’abord poète. Plus largement, je souhaitais mettre en scène, dans la rubrique « Ouvertures », le dialogue particulièrement d’actualité entre la littérature et les autres arts : le spectacle vivant, les séries, le cinéma, la peinture. Dans ce n°657, le scénariste Éric Rochant nous parle des adaptations de livres en séries, l’oulipien Hervé Le Tellier d’un art du dialogue et l’essayiste Tristan Garcia de vases communicants dans une « vue en coupe d’un flux de fiction ».
Pouvez-vous nous parler du site Internet qui accompagne la revue ?
O. G. Le site, repensé par les équipes de Gallimard, est à la fois une vitrine pour présenter la revue et le travail des auteurs, une adresse pour s’abonner, échanger et garder le contact avec nos lecteurs entre chaque parution, avec un agenda de rencontres. Et un écrin pour y lire la revue en ligne. C’est aussi la bibliothèque numérique d’un patrimoine inestimable puisque tous les numéros et tous les articles de La Nouvelle Revue française depuis sa création, il y a 115 ans, sont numérisés et accessibles en ligne.