Pouvez-vous décrire ce qu'est pour vous ce Musée des contradictions ? De quelles contradictions parlez-vous ?
Antoine Wauters - Je parle de nos contradictions contemporaines. Notre envie de quitter le monde de l'argent mais l’immense difficulté que cela représente. Notre envie d’avoir des enfants mais notre culpabilité de les voir grandir dans un cadre aussi abîmé. Notre envie de fuir le bruit permanent tout en ayant en permanence envie de donner notre avis. Notre envie d'en finir avec les logiques d’opposition mais se sentir obligés de choisir notre camp. C’est très proche de cette phrase où Fitzgerald dit qu'on devrait toujours pouvoir garder à l'esprit deux idées contradictoires : « voir que les choses sont sans espoir et pourtant déterminé à vouloir les changer ».
Ces douze nouvelles portent en elles une critique évidente de notre société. Qualifieriez-vous ce livre de politique ou d'engagé ?
A. W. - Être engagé est pour moi la moindre des choses. Je me sens responsable de mes mots. Et je crois que si nous sommes nombreux à ne plus nous reconnaître dans les discours politiques, c’est parce que nous sentons que ce sont des mots qui ne disent plus rien, des mots déconnectés de notre réalité. Et plus les mots sont vidés de leur sens, plus nous perdons la tête, plus nous perdons l’espoir. Mon engagement est d’abord et avant tout à cet endroit-là, dans le fait d’écrire des livres qui ne prennent pas les gens pour des idiots. Retrouver une langue de liberté, de possibles, à l’opposé de la novlangue inventée par Orwell et pratiquée en permanence par nos dirigeants.
Vous semblez aimer les monologues. Qu'appréciez-vous particulièrement dans cette forme de narration ?
A. W. - Je trouve que nous nous coupons beaucoup la parole. Quand je regarde la télévision, je suis frappé de voir combien les gens ne s’écoutent plus. Si j’aime les monologues, c’est parce que c’est l’art du « penser long ». Mais vous aurez remarqué que ce se sont des monologues à plusieurs, des textes en « nous », collectifs. Est-il encore possible d’inventer un « nous » ? Nous qui passons notre temps à nous couper la parole, y a-t-il une place, dans la parole, pour quelque chose de réellement collectif ? Le « nous » est mon pronom personnel préféré parce que c’est le pronom de l’impossible, de l’utopie.
Ce sont des nouvelles sombres, parfois désespérées. Pour vous, quelle forme l'espoir peut-il prendre ? La poésie peut-elle être une consolation ?
A. W. - Ce que je trouve sombre, moi, ce sont les allocutions présidentielles et ces discours de campagne où l’on nous vend un avenir de croissance alors qu’on sait qu’il n’en sera rien. C’est comme pour la musique. La musique festive a tendance à me désespérer alors que je trouve beaucoup de joie dans la mélancolie. Quand je lis les livres de quelqu’un comme Pasolini, par exemple, je me sens immédiatement plus heureux, même si ce qu’il écrit est sombre. L’espoir, n’est-ce pas le fait de pouvoir se rassembler autour de thématiques y compris douloureuses ? Ce livre, c’est une façon de mettre sur la table des questions qui, à moins de s’en emparer collectivement, vont finir par nous diviser tout à fait.
La littérature doit-elle servir à dire le réel ? Quel peut être son champ d'action ?
A. W. - Il n’y a que du réel, pour moi. Et le champ d’action de la littérature est absolu. C’est le champ de notre humanité. Un écrivain enragé, c’est quelqu’un qui souffre de voir l’humain abîmé ou diminué. La rage de Pasolini venait de son sentiment que la société de consommation écrasait ce qu’il y avait de vivant en nous. Ma rage vient de ce que je sens certaines évolutions (technologiques notamment) comme totalement néfastes à notre bonheur. Nous sommes très nombreux à ressentir ce décalage entre l’envie de vivre selon certaines valeurs, selon un certain rythme et l’accélération d’un système où tout concourt à nous faire faire ce que nous ne voulons pas. Le Musée des contradictions raconte la collision entre ce que le système attend de nous (et qui nous tue) et ce que nous savons et sentons important et beau.
À propos du livre
Utilisant la forme du monologue, l’auteur nous embarque dans douze univers comme autant de réflexions sur la condition humaine. Il y a ce vieil homme qui fuit avec quelques compagnons l’Ehpad où il se meurt et s’adresse à sa femme disparue pour lui redire tout l’amour qu’il lui a porté. Il y a ce garçon qui s’adresse à sa voisine : à cause d’elle, son frère s’est fait battre par leur père. Ailleurs il y a une foule, dont on ne saura rien, qui s’adresse à un juge pour lui dire sa colère et sa frustration d’une société inégale et cruelle, criant sa rage comme une digue qui lâche. Partout les mots explosent, parfois avec fracas, parfois avec une raison froide, mais toujours avec un besoin de liberté et de possibles. Une soif irrépressible de vérité jetée à la face de notre monde contemporain. Douze discours unis dans une langue sublime, à la recherche de ce qui nous rassemble : notre commune humanité.