Les écrivains voyageurs

Sarah Chiche en Autriche...

Illustration de Sarah Chiche en Autriche...

... nous raconte les coulisses de l'écriture de son roman Enténébrés, publié le 9 janvier 2019 aux éditions du Seuil.
 

L'enfer n'est pas un étang de feu. L'enfer est une cave vide semblable à n'importe quelle autre cave vide. En 2016, j'ai obtenu une bourse Stendhal de l'Institut français pour me rendre en Autriche. J'avais tracé un cercle où se débattent des femmes, des hommes, des enfants et quelques animaux, et où le climat et les guerres sont des personnages à part entière. Je savais que je voulais écrire sur l'amour fou, la joie brûlante de vivre et les façons dont ceux qui nous précèdent, comme ceux qui nous succéderont, parlent en nous. Il y aurait notamment un ancien déporté devenu photographe dans l'Afrique de la décolonisation, une enfant dont la beauté est une malédiction, une fan de Jean Marais qui sombre dans la folie dans la France des années 1950, une sœur et un frère musiciens nés avec la Révolution industrielle et une femme qui enquête sur les crimes nazis en Autriche et assiste là-bas aux arrivées des réfugiés.

Car l'Autriche serait au cœur de mon livre. L'Autriche que j'aime, celle de Schubert, de Kleist, de Musil et de Bernhard, ou celle capable d'ouvrir grand ses frontières à des dizaines et des dizaines de milliers de réfugiés en septembre 2015. Mais aussi une Autriche terrifiante qui, dans sa façon très particulière d'oblitérer sa participation active au nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale, ressemble à certains des personnages des Enténébrés – tantôt par amour, tantôt par folie, tantôt par pure perversité, ils ont aboli des pans entiers de la réalité. Je savais que pour écrire cette histoire, ces histoires, et appréhender, frontalement, ce que j'avais, jusque-là, regardé de biais, il me faudrait risquer ce voyage en Autriche – dussé-je y perdre la raison.

 

« Je savais que je voulais écrire sur l'amour fou, la joie brûlante de vivre et les façons dont ceux qui nous précèdent, comme ceux qui nous succéderont, parlent en nous. »

 

Pendant la Seconde Guerre mondiale, dans la banlieue de Vienne, 800 enfants et au moins 3 200 adultes asociaux et malades mentaux, ont été exterminés à l'hôpital Otto Wagner qui s'appelait alors Steinhof , dans des conditions atroces, qui ne doivent rien à la folie criminelle de quelques psychiatres isolés mais à une campagne d'euthanasie planifiée de façon méthodique et rigoureuse dans l'apparente banalité procédurière de la bureaucratie. Pis encore : pendant soixante ans, les cerveaux des enfants exterminés dans cet hôpital et deux têtes entières de bébés ont été conservés dans de gros bocaux, dans les sous-sols du pavillon 15 de cet hôpital psychiatrique, à des fins d'expérimentation qui ont eu lieu jusque dans les années... 1990.

Un des responsables de ces expérimentations, le Dr Heinrich Gross, n'a jamais été inquiété après la guerre. Il a effectué une belle carrière en psychiatrie, a publié une quarantaine d'articles dans des revues scientifiques dans lesquelles il se targuait d'avoir « la plus grosse collection de cerveaux du monde ». Ce n'est que le 21 avril 2002 que la ville de Vienne s'est décidée à enterrer ces cerveaux au Cimetière central. Aujourd'hui, cette cave est vide. Elle ressemble à n'importe quelle autre cave vide. Je l'ai visitée le 2 mars 2016. Je n'en suis jamais vraiment ressortie, même si j'ai écrit ce livre.

© Hermance Triay

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