Essais

Visages de la guerre

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Par Isabelle Aurousseau-Couriol

Librairie de Paris (Saint-Étienne)

Si vous demandez à un éditeur ou à un libraire quelle est la période historique la plus productive en ouvrages et la plus représentée dans les parutions, ils vous répondront sans hésiter : la Seconde Guerre mondiale ! C’est le cas encore cet automne et on s’en réjouit.

Si l’on regarde les parutions de cette rentrée littéraire, la Seconde Guerre mondiale occupe une place non négligeable dans un certain nombre de romans à fond historique avec Magda Goebbels (Sébastien Spitzer, Ces rêves qu’on piétine, L’Observatoire), Josef Mengele (Olivier Guez, La Disparition de Josef Mengele, Grasset ; Affinity K, Mischling, Actes Sud), les procès de l’épuration (Alexis Ragougneau, Niels, Viviane Hamy), la Shoah (Yves Flank, Transport, L’Antilope)… Mais c’est d’autant plus vrai dans les livres d’Histoire. Avec l’ouverture des archives de l’ex-URSS et de ses satellites soviétiques, doublée de l’arrivée de jeunes chercheurs, c’est toute une production originale qui vient s’intégrer dans les rayons des librairies et bibliothèques. Tout d’abord, il est difficile de passer à côté de cet énorme travail : La Guerre allemande. Portrait d’un peuple en guerre 1939-1945 (La Librairie Vuibert). Nicholas Stargardt, professeur à l’université d’Oxford, ne vient pas réécrire une ultime histoire de la guerre mais se penche sur les correspondances familiales, les journaux intimes, pour nous raconter comment ont vécu les Allemands pendant ces six années. Ce sont des gens ordinaires, hommes et femmes, de religions diverses, civils ou militaires, jeunes ou moins jeunes. Comment cette population encore traumatisée par la Première Guerre mondiale, pas forcément belliciste, a-t-elle pu tenir si longtemps, endurant privations alimentaires et bombardements ? Que savent vraiment ces Allemands de l’état du pays, des déportations ? Sont-ils conscients de la magistrale manipulation de la propagande ? Une très belle réussite, où « les petites histoires » nous font revivre le passé du IIIe Reich. Ensuite, un certain nombre de biographies font revivre des hommes célèbres ou d’autres moins connus. C’est le cas de Friedrich-Wilhelm Krüger, nommé par Heinrich Himmler chef de la police à Varsovie. Nicolas Patin a retrouvé ses traces en cherchant des lettres de militaires pendant la Première Guerre mondiale. Tombant par hasard sur le journal de celui-ci, il lui consacre cet automne un ouvrage qui paraît aux éditions Fayard. Ce militaire, déçu par la défaite de l’Allemagne en 1918, aura du mal à réintégrer la vie civile et rentrera très vite au sein de la SS. À Varsovie, il devient le plus haut responsable d’une zone coloniale, luttant contre la résistance polonaise, assurant le « déplacement » nécessaire des populations. Belzec, Treblinka, Sobibor, Majdanek sont sur son territoire. Ses relations sont difficiles avec Hans Frank et il finira la guerre en tant que soldat sur le front de l’Est. Un Allemand ordinaire qui a cru à la grandeur du IIIe Reich, Un bourreau ordinaire à découvrir. Une nouvelle biographie sur Albert Speer paraît aux éditions Perrin après celles, entre autres, de Joachim Fest (Perrin) ou de Gitta Sereny (Seuil). Pour le Canadien-Britannique Martin Kitchen, Joachim Fest et Gitta Sereny ayant eu la chance de rencontrer Albert Speer, ils n’ont peut-être pas eu le recul nécessaire face à ses déclarations. L’architecte préféré d’Hitler, le concepteur de la future Germania, le ministre de l’Armement était également un communiquant hors pair qui a su enjoliver ses actions mais aussi amoindrir ses décisions les plus néfastes. S’appuyant sur de nombreuses recherches, Martin Kitchen donne un visage beaucoup moins sympathique de l’homme et démontre ses responsabilités au sein du gouvernement d’Hitler. Condamné à vingt ans de prison au procès de Nuremberg, il a voulu apparaître comme un bon nazi. Enfin, pour comprendre la mise en place et les fondements de la justice internationale, il faut se pencher sur l’extraordinaire livre de l’avocat Philippe Sands, Retour à Lemberg. Participant de la création du Tribunal pénal international, il nous entraîne sur les pas de Hersch Lauterpacht et de Raphael Lemkin, tous deux « inventeurs » des notions de « crimes contre l’humanité » et de « génocide ». Ce n’est pourtant pas un livre de droit que je vous invite à découvrir mais un livre autour de quatre destins. Quels liens entre eux ? La ville de Lemberg, qui au cours des décennies du XXe siècle prendra aussi le nom de Lvov et de Lviv (aujourd’hui), suivant la nationalité de ses dirigeants. C’est ici qu’est né le grand-père de Philippe Sands, Léon, dont il va chercher les traces jusqu’à son installation à Paris. Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin ont quant à eux fait leurs études dans la prestigieuse université de droit de Lemberg avant de s’installer l’un en Angleterre, l’autre aux États-Unis. Enfin, le sinistre gouverneur général de la Pologne, Hans Frank, joua un rôle décisionnaire dans le nettoyage du ghetto de Lemberg qui était sous sa gouvernance. Entre recherches familiale, personnelle et historique, et créations de deux grandes notions de justice, Philippe Sands nous plonge dans l’Histoire de Lemberg et nous explique la longue bataille pour mettre en place la protection des individus et des groupes ethniques et religieux. Un livre essentiel pour comprendre notre présent.