Littérature française

La petite table de La Grande Table

JA

✒ Jeanne Aléos

(Média Radio France Paris)

Avec ce douzième roman, Yves Ravey campe, comme à son habitude, un climat. Il ne s’agit pas d’un climat météorologique, bien qu’il soit question d’orage en première et dernière page. Non, ici, il est question d’atmosphère distillée au fil de la narration. Car si le récit est court, et que l’histoire, de prime abord, s’intéresse à deux personnages avec leurs failles, rien ne laisse penser à la suite qui va se dérouler au fil de ces 156 pages.
Dans une écriture ramassée, sobre, énergique, voire impressionniste, La Fille de mon meilleur ami – au titre un peu fleur bleue – cache bien son jeu. Tout comme ses personnages.
Pour camper le décor en quelques mots : Louis a sauté sur une mine anti-personnel en Afrique. Son ami William, qui se trouve à ses cotés sur son lit de mort dans un hôpital militaire, lui fait la promesse de s’occuper de sa fille dont il vient de lui révéler l’existence. Deux pages et une ellipse de deux ans plus tard, William et Mathilde sont en voiture et se dirigent vers Savigny-sur-Orge pour rendre visite – sans autorisation de justice – à un fils qui ignore tout de sa mère biologique.
Si Louis avait perdu la trace de sa fille, l’histoire semble se répéter puisque Mathilde – après des années en hôpital psychiatrique – s’est vue déchue de ses droits à l’égard de son fils Mattéo. Des trajectoires qui, dans un cas comme dans l’autre, laissent place à des enfants amputés d’un parent, absent, dont ils ignorent tout.
Jusqu’ici, rien d’exceptionnel dans ce récit où on avance par clans. Cependant, sous des apparences lisses, la plupart des personnages vont se révéler porteurs d’un double fond, qui conduit savamment le lecteur dans une posture d’intranquillité, sinon d’angoisse. Avec, au fil des pages, de nombreux dérapages incontrôlés déclenchés par une cleptomane et un usurpateur d’identités, maître chanteur à la petite semaine en passe d’être poursuivi pour escroquerie. Le tout dans un contexte de grève à l’usine Rhône-Poulenc, où le patron s’est entouré d’un homme de confiance à la main plutôt lourde. Et autour desquels gravitent quelques autres protagonistes.
Tour à tour, les personnages – dont rien n’est dépeint de la psychologie – se trouvent en position de force puis de fragilité. Par un effet de boule de neige, une situation va en déclencher une autre, laissant place à des revirements inattendus, parfois burlesques, semblant s’opérer – en direct – sous nos yeux. L’occasion faisant le larron.
Une construction du récit au sujet de laquelle Yves Ravey, interrogé pour son précédent roman (Un notaire peu ordinaire, à paraitre ces jours-ci en poche), confiait : « Quand je démarre le texte, je ne sais pas trop où je vais aller. Je suis un peu comme le lecteur, je suis en train de construire un territoire ».
Un territoire qui prend une tournure de roman noir dans une région parisienne pas si monotone qu’il y paraît. Le tout mené avec brio, dans la lignée d’un Simenon.