Essais

Le je des autres

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Par Bertrand Morizur

Librairie L'Arbre du Voyageur (Paris)

S’interroger sur sa propre singularité, sur ce qui nous constitue en tant qu’êtres humains, voiL0 la tâche à laquelle se sont attelés trois penseurs : Marc Augé, Jean-Luc Nancy et Jérôme Lèbre. En distinguant l’âge, la jouissance et le caractère, chacun apporte sa pierre à cet ambitieux édifice. Passionnant.

Comment peut-on décrire un individu ? De quels moyens dispose-t-on ? Et qui décrit-on, sinon un autre soi-même ? Ces questions émergent de trois essais qui s’intéressent à l’être, à l’autre, au soi. Marc Augé, tout d’abord, propose une Ethnologie de soi, qu’il sous-titre Le temps sans âge. Le plaisir de retrouver l’auteur de Non-lieux, entre autres, est intact, dans la belle collection dirigée par Maurice Olender au Seuil, « La Librairie du xxie siècle ». Marc Augé met ici en lumière, avec son apparente légèreté coutumière, notre rapport complexe à l’âge, celui que l’on porte (le poids des années) et celui qui nous environne (l’âge des choses, l’âge des autres). Nous voici ethnologues de nos propres vies, nous suggère-t-il, dès que nous nous interrogeons sur notre âge. En effet, ce miroir qui nous est tendu nous renvoie une image pleine de contrastes, marquée aussi bien par notre vie que par celle des autres. L’ethnologie n’implique-t-elle pas un balayage des certitudes ? La proposition de Marc Augé peut ainsi être développée : quoi que l’on en pense, nous nous tournons vers le passé pour nous construire, nous l’observons, nous le recomposons. Nous sommes créateurs de notre histoire, nous sommes des artistes ! Cette position est abordée dans le livre d’entretiens qui réunit Adèle Van Reeth et Jean-Luc Nancy autour du thème de la jouissance. Qu’elle se manifeste dans l’acte sexuel, dans la création artistique ou dans la consommation de biens, la jouissance semble exprimer le débordement, la démesure. Est-ce un point de rencontre avec l’autre ou au contraire s’épanouit-elle dans la plus grande solitude ? Trancher est illusoire ; là encore, la jouissance est une notion d’une subjectivité totale qui renvoie dans les cordes toute tentative d’enfermement. Enfin, on retrouve Jean-Luc Nancy en préfacier de ce bel essai de Jérôme Lèbre, Les Caractères impossibles. Insupportables ou introuvables ? Jérôme Lèbre joue sur les mots et déploie une palette sensible pour peindre, sur les traces de Théophraste, Aristote et La Bruyère, les caractères, c’est-à-dire les singularités qui nous définissent. Quel est le sens de cette caractérologie, sinon une tentative pour mettre de l’ordre dans notre rapport aux autres ? Le philosophe, qui s’appuie sur des exemples littéraires (L’Idiot de Dostoïevski ou encore La Comédie humaine de Balzac), invoque Kant et son Anthropologie, mais ne laisse guère d’illusion sur la pertinence actuelle d’une telle classification… Jean-Luc Nancy parle de « pensée promeneuse » et l’on se plaît à envisager d’autres promenades aussi stimulantes et prometteuses en si bonne compagnie. En somme, voici trois ouvrages qui n’appellent aucune conclusion, mais contiennent au contraire de réjouissantes perspectives quant à la manière d’aborder le soi.