Essais

Kristeva dans le texte

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✒ Caroline Clément

Pulsions du temps, Visions capitales, Seule une femme, trois ouvrages paraissent simultanément, ils sont signés Julia Kristeva. Trois opportunités d’entrer dans la pensée soutenue et remarquable d’une femme à la fois écrivain et psychanalyste, que le monde des sciences humaines a déjà largement distinguée.

Singulière Kristeva. Porte-voix d’une psychanalyse en mouvement, en perpétuelle recherche. Définitive curieuse, happée dès l’origine par la question du savoir. Femme, mère, analyste, écrivain, linguiste. Étrange étrangère. Migratrice et traductrice nourrie à la lettre. Lettre cyrillique elle-même, penchée depuis sa tendre enfance sur le langage et sur le sens. Questionnante. Nous voilà en sa compagnie, dans les méandres élucidés de sa pensée sur le temps qui nous enveloppe, se condense, se ramasse et se ferme, mais qui n’a jamais « été aussi ouvert et multiple ». Lire Pulsions du temps, somme de textes, réflexions, entretiens, rencontres ou discours, pour la plupart écrits durant ces cinq dernières années, c’est suivre le riche énoncé d’une vie au foisonnement intellectuel rare. Julia Kristeva, dans une démarche partiellement autobiographique, y invite ses « compagnons de route » : Antigone, Philippe Sollers, Jean-Jacques Rousseau et Jacques Lacan, Jackson Pollock et Emile Benveniste, Simone de Beauvoir et Thérèse d’Avila... Autant de vies appréhendées dans leurs remarquables singularités, révélées dans leurs expériences créatrices, œuvres de langage. Psychanalyse, reliance maternelle, foi religieuse, humanisme, culture européenne, diversité… l’auteure embrasse le temps et le monde dans son évolution, ses dérives et son « asymbolie » ; le mesure à l’aune du Malaise dans la civilisation de Freud, et engage ses vues, son propos, sa voix : « Osons parier sur le renouvellement continu des capacités des hommes et des femmes à croire et à savoir ensemble. Pour que, dans le multivers bordé de vide, l’humanité puisse poursuivre longtemps son destin créatif ». « Mieux comprendre les hommes et les femmes d’aujourd’hui ». Voilà ce qui mobilise à nouveau Julia Kristeva dans cet autre ouvrage, consacré cette fois aux arts et rituels de la décapitation. Visions capitales, publié à l’occasion de la série d’expositions des « Partis pris », organisée par le musée du Louvre en 1998, explore l’histoire humaine de la fascination pour l’horreur, la violence, les sacrifices et l’abjection. Pulsion de mort matérialisée par la représentation. Sublimation. Laisser place à la vie psychique et comprendre le pouvoir de l’imaginaire. Tel est le propos conduit par Kristeva. « Loin du déni qui aveugle, et du seul jugement qui condamne, l’art des mortels côtoie le sacrifice, le désacralise et nous rend libres de le regarder en face ». « Dessins, gravures, sculptures, tableaux, mythes et récits, la Bible et les Évangiles... » sont repris ici – notamment quelques reproductions de Picasso, Géricault, Francis Bacon, ou encore Arnulf Rainer – et traduits dans une perspective méditative et analytique. Le visible et l’invisible s’y côtoient, et l’étude de l’identité féminine, centrale dans l’œuvre de Kristeva (ici Méduse, mais par ailleurs Mélanie Klein, Louise Bourgeois, Hanna Arendt, Colette…), est poursuivie. Comment Kristeva articule-t-elle la singularité de la femme avec le monde et sa richesse infinie ? Peut-être faut-il compléter sa réflexion par la lecture de Seule une femme. Articles rédigés à la fin des années 1980 pour le mensuel Femme ; portraits de femmes du siècle des Lumières et quelques textes rares publiés dans les années 1970. Julia Kristeva, docteur honoris causa de nombreuses universités aux États-Unis, au Canada et en Europe, traverse les sciences humaines avec une pensée fertile, majeure, pour ne pas dire capitale.