Littérature étrangère

Les ombres du passé

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Par Philippe Poulain

Alors que sort dans sa collection de poche Le Retour du Bouddha, Viviane Hamy publie Le Spectre d’Alexandre Wolf, paru une première fois en 1951. Entre réalité et fiction, littérature et cinéma, imaginaire débridé et retour abrupt à la réalité, l’ambiance de Gazdanov hypnotise et séduit toujours.

Rien ne frappe tant dans les romans de Gaïto Gazdanov que les surprises ménagées de bout en bout du récit. « Je mourus », ainsi commence Le Retour du bouddha, à quoi répond le début du Spectre d’Alexandre Wolf : « Rien n’a autant pesé dans mon existence que le meurtre, unique, que j’ai commis. » Le lecteur du Retour peut imaginer qu’il s’agit d’un rêve et suivre les péripéties cauchemardesques bien calé devant son écran de cinéma ; mais le narrateur le rappelle vite à l’ordre : « j’eus conscience que je ne dormais pas. Il me fallut admettre que dans cet accident précis et pour tout dire banal, dénué de toute nuance romantique ou chimérique, deux personnes se trouvaient en présence : la victime et le témoin. » Le lecteur du Spectre sera rapidement informé que la victime du meurtre dont le narrateur se croit coupable est bien vivante… et qu’elle a elle-même raconté dans une nouvelle le combat inaugural. C’est cette version inversée et littéraire qui enclenchera la course-poursuite occupant ce vrai faux-roman policier. Combien de rencontres, mauvaises ou salutaires, les héros du Spectre et du Retour auront l’occasion de faire, combien de combats mèneront-ils, dans combien de prisons l’un échouera-t-il, et combien de bouges faudra-t-il à l’autre traverser ? Ancré dans la littérature de l’entre-deux-guerres, avec sa petite troupe de dandys déclassés, de veuves ou de tristes divorcées, de marlous et de très jeunes prostituées, l’univers de Gazdanov dégage un parfum singulier. L’auteur est un Russe blanc qui a combattu adolescent la Révolution. Émigré en France en 1923, il étudie à la Sorbonne, puis, comme nombre de ses compatriotes déclassés, devient taxi de nuit et consacre ses journées à l’écriture. Dans chacun de ses romans, Gazdanov s’invente un héros à l’identité floue qu’il projette dans un maelström cosmopolite. Cosmopolite et fantasmagorique est le réseau d’auteurs qui se sont penchés sur le berceau de Gazdanov ; on pense à Nerval, Rilke, Kafka. Dans le Spectre sont cités Poe, Baudelaire, le Balzac de la Peau de chagrin, Dickens, auxquels s’adjoignent les grands noms du cinéma muet, de l’expressionnisme et des premiers films noirs. Dans le cinéma comme dans les contes fantastiques, le changement de registre est fréquent, essentiel à la conduite du récit. À l’avant-dernier chapitre du Spectre, on assiste à l’arrestation d’un vrai gangster ; ce moment de violence n’est rien pourtant par rapport à la scène qui clôt le roman, où le fantastique reprend le dessus. « Notre promenade nocturne me laissa sur une impression surnaturelle. Comme si, dans le silence de mon imagination, je m’étais promené dans une ville étrangère que je ne connaissais pas aux côtés du spectre qui hantait mon rêve perpétuel. » L’écriture de Gazdanov est ce fil tendu entre réalisme et fantastique, rappelant des gravures fourmillant de détails, rendant la vision plus terrible encore.