Littérature française

Les silences de l’Histoire

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CF

✒ Catherine Florian

(Librairie Violette and co Paris)

L’Histoire fait trop souvent silence sur le rôle des femmes dans la vie politique, sociale et culturelle. Alors qu’elles y ont toujours tenu une place essentielle, leur participation est ignorée ou minimisée. Cependant, de plus en plus de travaux s’attachent à faire entendre leurs voix. Trois ouvrages récents et très différents dans leur approche y contribuent de façon salutaire.

Au siècle des Lumières, les femmes de toutes conditions subissent, par rapport aux hommes, des inégalités concernant l’éducation, le monde professionnel, la gestion du patrimoine, l’écriture et la publication. Elles vont bénéficier néanmoins du recul de l’illettrisme, d’une prise de conscience de l’individu, d’une relative liberté d’expression qui leur sera retirée à l’issue de la Révolution française et au cours du XIXe siècle. Cette liberté est toutefois limitée, car malgré l’influence de certaines aristocrates, notamment à travers les lieux de débats et de diffusion de la culture que sont les Salons, elles ne doivent pas transgresser le privilège masculin, celui de l’écriture et de la pensée. Si elles écrivent, elles le font dans des genres alors considérés comme mineurs, celui du roman qui traite des questions de cœur. Elles ont le devoir de se faire discrètes. Aussi, elles se réfugient dans la sphère privée. Socialement, elles deviennent des mères et des éducatrices, elles se consacrent aux soins portés aux enfants et aux activités domestiques. Culturellement, les mémoires et les journaux leur deviennent réservés, comme le domaine épistolaire au siècle précédent. Catriona Seth réunit ces écrits privés de femmes du XVIIIe siècle en une anthologie intitulée La Fabrique de l’intime. Ces textes inédits ou indisponibles proviennent de femmes d’origines diverses, bien que principalement issues de milieux aristocratiques et bourgeois. Seules Germaine de Staël et Félicité de Genlis sont des écrivaines professionnelles, Manon Roland, Isabelle de Bourbon-Parme, Mary Robinson ont gardé une célébrité relative, d’autres sont inconnues comme Victoire Monnard. Elles témoignent de la volonté de créer un espace à soi où elles peuvent exprimer leurs préoccupations, leurs pensées, leurs espoirs, la dureté de leur condition de femme et s’insurger contre les carcans des conventions sociales.
Lors de ce même siècle vécut une grande figure considérée comme la première « féministe » moderne, mais qui fut longtemps oubliée. Elle fait l’objet d’un bel hommage de Benoîte Groult dans Ainsi soit Olympe de Gouges, où sont exposées les raisons de ce relatif oubli, et présentées la vie et l’œuvre de cette personnalité courageuse. Ses textes politiques sont reproduits en deuxième partie de l’ouvrage. Olympe se lança hardiment dans la carrière littéraire malgré la misogynie de son père, sa difficile maîtrise de l’écriture, ses prises de positions contre l’esclavage, mais pour le droit au divorce et contre les mariages forcés. Elle traduisit dans ses écrits son engagement politique, car son sexe la privait de toute action publique. Elle y défendit un vaste programme social pour les pauvres, qui fut appliqué un siècle plus tard, et des droits civiques pour les femmes dont la mise en œuvre dut attendre bien plus longtemps. Sa Déclaration des droits de la femme publiée en 1791 déclencha un scandale. Comme souvent dans les révolutions, les femmes ne recueillirent pas les fruits de leur lutte. En 1793, la Convention interdit tout rassemblement féminin. Les femmes révolutionnaires passèrent à la trappe de l’Histoire, telles Olympe, mais aussi Théroigne de Méricourt, Claire Lacombe et bien d’autres.
Plus proche de nous, la vie et les textes d’une autre femme engagée ont été tout autant occultés. La force du témoignage littéraire d’une survivante de l’expérience extrême des camps d’extermination nazis n’a pas atteint le degré de reconnaissance dont ont bénéficié certains de ses contemporains, comme Primo Levi ou Robert Antelme. Pour réparer cette injustice, Violaine Gelly et Paul Gradvohl ont signé, à l’occasion du centenaire de sa naissance, une biographie passionnante de Charlotte Delbo, décédée en 1985. Résistante communiste, secrétaire de Louis Jouvet, elle est arrêtée en 1942 en compagnie de son mari, Georges Dudach, qui sera torturé, livré par les Français aux Allemands et fusillé au mont Valérien. Elle fait partie, avec Danielle Casanova et Marie-Claude Vaillant-Couturier, du convoi du 24 janvier 1943 envoyé à Auschwitz puis à Raisko et Ravensbrück. Sur 230 déportées, 49 sont revenues. Après avoir connu l’enfer, elle dira : « Pourquoi j’écris sur Auschwitz… L’événement – l’Histoire – n’entre dans la mémoire de l’humanité que s’il est porté à la connaissance, c’est-à-dire à la conscience. Porter à la conscience, c’est porter au langage. » Et elle écrira des poèmes, des pièces de théâtre, des essais, des récits remarquables dès la fin de la guerre, mais qui ne seront publiés, conformément à sa volonté, qu’à partir de 1961. Elle soulignera l’importance de la communauté, la solidarité dans le groupe des femmes et le destin commun de tous les déportés. Elle vivra la dure réalité de l’impossibilité à partager l’expérience concentrationnaire, de surcroît inutile, car elle n’empêchera ni le goulag, ni la guerre du Vietnam, ni la torture pendant la guerre d’Algérie, ni les dictatures. Les auteurs avancent l’hypothèse de son appartenance au deuxième sexe pour expliquer le silence entourant son œuvre. Les héros sont des hommes : les femmes représentent 10 % des médaillés de la Résistance ! De plus, ces récits parlent d’une façon différente des corps et de leur avilissement. Sans attendre, lisez Charlotte Delbo.