Littérature étrangère

Hommage à celui qui dit « NON »

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✒ Daniel Berland

(Pigiste )

S’il est vrai que les âmes des marins disparus retournent aux océans et celles des montagnards aux neiges éternelles, il n’en est pas moins certain que celles des grands hommes de lettres demeurent à jamais dans leurs plus belles pages. Voici, en hommage à Antonio Tabucchi, un florilège de l’actualité littéraire italienne…

En perdant Antonio Tabucchi, qui nous a quittés le 25 mars dernier, c’est un immense homme de lettres que l’Italie, l’Europe et l’humanité pleurent. Résistant de la première heure au berlusconisme, à l’insignifiance, aux divertissements crétinisants et à toutes les formes sous-jacentes et insidieuses de barbarie, en lutte incessante contre la médiocrité, l’ignominie et l’injustice, Antonio Tabucchi a voué sa vie à l’art, à l’intelligence et à la délicatesse. Fervent admirateur de Fernando Pessoa, il sut, toute sa vie, en homme intranquille, dire « non ». Car il savait bien, Tabucchi, à l’instar de son Pereira, « qu’il n’y avait pas de temps à perdre ». Nous lui offrons, en hommage, ce bouquet littéraire de nouveautés italiennes.

S’il est une patrie riche de ses contrastes et capable du meilleur comme du pire jusqu’à l’exacerbation, c’est bien l’Italie, ce pays dont Antonio Tabucchi avait saisi l’essence même. Ce caractère est remarquablement illustré par Les Traîtres, roman de Giancarlo De Cataldo consacré au Risorgimento, période unificatrice, dite de renaissance. Le pays nous est conté par « ces gars qui ont fait l’Italie », ces grandes figures historiques que sont Cavour, Mazzini, Ricasoli, Garibaldi, Crispi, Pisacane ou Napoléon III, autant que par les personnages de fiction qui les côtoient – de belles gueules romanesques de voleurs, de bandits, d’artistes, de visionnaires et d’espions. Cette galerie de trognes, c’est à la fois l’Histoire et un grand roman d’aventure haletant et captivant. À travers la destinée du jeune aristocrate Lorenzo di Vallelaura capturé par les Bourbons en 1844 et qui n’eut la vie sauve qu’au prix de son honneur – il dut trahir pour survivre –, l’intrigue pérégrine entre Sicile et Calabre, Londres et Milan, Turin et Venise, Naples et Rome, explorant tous les fronts stratégiques où se joua l’unité de l’Italie. Dans ce grand roman à la Dumas, Cataldo, toujours attentif à la rigueur des faits, ne perd jamais de vue les dimensions sociologiques et géopolitiques de la réalité italienne, en particulier celles liées au brigandage et à la naissance de la mafia. Il montre que, comme 1789 pour la France, ces années furent une période charnière, fondatrice, à l’origine de nombreux acquis… et de certaines des difficultés structurelles qui rongent l’Italie contemporaine. À l’occasion de la célébration du 150e anniversaire de l’unification de l’Italie, la lecture de ce roman d’Histoire, d’aventure et d’espionnage laisse un goût amer, celui d’un processus d’unification qui n’aurait sans doute pas été possible sans trahisons, manipulations et mensonges.

Rebelle et charnelle, Paola Pietra fut aussi une femme du xviiie siècle qui sut dire non. Derrière les hauts murs de l’abbaye bénédictine de Sainte-Radegonde à Milan où elle était cloîtrée contre son gré depuis l’âge de 13 ans, elle déploya le don inné d’une voix de contralto d’une puissance rarement entendue. Magnétique et envoûtante, elle transpercera, lors d’une messe, le cœur de Sir John Breval, diplomate anglais marié et père de deux enfants. Un coup de foudre qui marquera le début d’une grande histoire d’amour interdite et conduira la jeune comtesse Paola à s’échapper du couvent. Les deux amants s’enfuiront et vivront une aventureuse idylle à Venise. Dans cette période où les aspirations et les volontés des femmes n’étaient jamais prises en compte, Paola, l’ancienne novice, sut, à l’instar de Tabucchi, remettre en cause les normes de son temps et échapper au destin que la morale des autres, avait tracé pour elle. Marta Morazzoni parvient à créer une riche atmosphère foisonnante de détails historiques, d’intrigues et de rebondissements. Un passionnant roman historique. Une histoire d’amour où l’héroïne prend conscience d’elle-même, de ses droits et de son combat pour la liberté.

Erri De Luca, auteur qui compte parmi les plus honorables d’Italie, s’intéresse pour sa part à Moïse, à son ascension et à cette fuite qui est aussi l’accomplissement de son destin. Avec son habituelle puissance narrative et poétique, le grand écrivain dépeint admirablement l’ampleur des souffrances humaines accumulées au cours de l’Exode. Parabole littéraire plus que religieuse, Et il dit fait le pont entre judaïsme, voyage et écriture. « Le judaïsme a été pour moi une piste caravanière de consonnes accompagnées au-dessus et au-dessous de la ligne par un volètement de voyelles. Entre une ligne et l’autre, dans l’espace blanc, c’est le vent qui gouverne. C’est la voix réunie de tous ceux qui ont ajouté en marge un commentaire. L’écriture hébraïque finit avec : vaiàal, et il monta. En revanche, moi, je descends ici. » La poésie de De Luca appartient, elle aussi, à ce que l’Italie produit de meilleur, ce dont témoigne son dernier recueil. Aller simple évoque l’infernale odyssée des migrants africains vers l’Europe, à travers les déserts et les rives de Libye, puis la mer jusqu’à l’île de Lampedusa. Un poème d’errance, de déracinement et de désespoir que devraient lire tous les ministres de l’Intérieur. « Aucune police ne peut nous opprimer/plus que nous n’avons déjà été blessés./Nous serons vos serviteurs, les enfants que vous ne faites pas,/nos vies seront vos livres d’aventures./Nous apportons Homère et Dante, l’aveugle et le pèlerin,/L’odeur que vous avez perdue, l’égalité que vous avez soumise. » Fusionnant l’élégance du verbe, la lucidité politique et la parfaite connaissance des phénomènes migratoires, cette impitoyable géographie humaine se métamorphose en un vaste chant d’espoir. Un recueil poétique dans lequel De Luca évoque également l’incarcération et les années de plombs, mais aussi ses grands sujets de prédilection que sont la guerre, la langue, l’amour et… l’Italie.

Dans La Fin des jours, Alessandro de Roma imagine une intrigue qui rattrape la cruelle réalité. À Turin, dans un avenir semblable au présent, des événements étranges se produisent, parmi lesquels une épidémie de perte de mémoire et la disparition de personnes âgées. Le vieux Baratti s’est évaporé et personne ne s’en est aperçu, personne même ne se souvient de lui. Personne excepté Giovanni Ceresa qui tente de résister à l’épidémie collective en consignant dans un journal tout ce qui lui arrive. La société civile sombre chaque jour davantage dans une apocalypse économique, sociale et politique… que personne ne remarque. Le journal de Ceresa symbolise une forme ultime et désespérée de résistance dans un monde où le passé s’efface, où l’aliénation télévisuelle lobotomise et où l’avenir ne motive plus. Un journal qui prendra place au cœur d’un monstrueux projet politique de contrôle social.

Ne serait-ce pas l’arrivée d’une telle Italie qu’Antonio Tabucchi a fuie en choisissant de s’installer au Portugal ? Car ce n’était assurément pas l’Italie des artistes, peintres, sculpteurs ou réalisateurs que fuyait Tabucchi. À mi-chemin entre guide touristique et viatique culturel, le Guide culturel de Rome est un ouvrage qui ne se contente pas de décrire. Le livre fournit les clés des œuvres et artistes qui ont vécu à Rome et dont les musées exposent les productions. Généreusement illustré, cet outil permet à chacun de mieux apprivoiser l’immensité des champs artistiques de la ville éternelle.

Il faut se hâter de découvrir ces différents textes tout en s’empressant de redécouvrir Antonio Tabucchi – Une malle pleine de gens, Rêves de rêves, Le Fil de l’horizon, Nocturne indien, Pereira prétend, etc.

« … il n’y avait pas de temps à perdre, prétend Pereira. »