Littérature française

Le tour du monde en quatre ou vingt livres

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✒ Daniel Berland

(Pigiste )

Mieux que Phileas Fogg qui paria un jour 20 000 livres qu’il parviendrait à faire le tour de la terre en 80 jours, nous vous invitons cet été à effectuer un tour du monde en quatre ou vingt livres. Envolez-vous, sans valise ni passeport, sans décalages horaires ni maux de mer, pour un mémorable voyage immobile et littéraire…

Amérique du nord. Après avoir été tour à tour paysan, marin, cheminot, chercheur d’or, journaliste, Jack London, issu d’un milieu défavorisé, syncrétise dans ses écrits tous les archétypes du Nord américain : au travers des thèmes de l’aspiration à l’ascension sociale, de l’appel des grands espaces et de la recherche individuelle du bonheur, il exprime le rêve américain dans toute sa globalité.


Depuis ses récits sur la ruée vers l’or, ses évocations de la vie des chasseurs du Grand Nord ou des forestiers de l’Ouest, depuis ses histoires vécues ou imaginaires jusqu’à ses romans d’inspiration socialiste, London reste cet observateur talentueux qui parvient à faire résonner en nous les rapports sociaux dans lesquels il a vécu. Le Vagabond des étoiles, roman engagé, enragé et réaliste, dénonce un système carcéral américain, contre-exemple radical du rêve américain. Entre réalisme et fantastique, depuis sa geôle, Le Vagabond des étoiles constitue aussi bien un implacable procès contre la dureté de l’univers carcéral qu’un vibrant hommage à l’imaginaire, donc au rêve. Véritable testament littéraire et philosophique de l’auteur, ce texte vous propulsera directement de votre salon au cœur d’une Amérique du Nord très réaliste, bien éloignée des images d’Épinal. Après quoi, nous vous invitons à poursuivre la route vers le sud.


Amérique du sud. Une légende dit que ceux qui n’ont pas encore lu Cent ans de solitude ne peuvent pas prétendre connaître réellement l’Amérique latine, tant l’œuvre est un marqueur représentatif de l’âme, de l’esprit et de l’histoire de ce continent. Cette vaste fresque bariolée narrant la fondation, la grandeur puis la décadence du village de Macondo, perdu quelque part dans une jungle d’Amérique du Sud, est un conte, une légende, un mythe que l’on se transmet depuis toujours, de générations en générations. On perd, en sa lecture, toute notion de temps et de rationalité. Dans Cent ans de solitude, tout est magique et toute magie devient possible. Le lecteur y prend part aux révolutions et aux guerres civiles, y assiste aux bouleversements de toute une civilisation ravagée par l’implantation d’une société bananière et par l’invasion de l’industrie américaine. Cent ans de solitude, c’est aussi et surtout la chronique des petites histoires des membres de la famille Buendia, qui contribuent tous, à leur manière, à la destruction de leur paradis et de leurs rêves. Fidèle aux codes narratifs des grands récits mythiques sud-américains, entre tunnels cosmiques et temporels, Gabriel García Márquez achève son chef-d’œuvre en spirale par une boucle se raccrochant à l’inceste initial et par une remarquable allégorie de l’arbre de la connaissance. Philosophique et poétique, Cent ans de solitude dépeint avec vigueur, à travers la vie et la mort, la solitude et les amours de cette famille et de ce village perdu, mais aussi toute la symbolique épopée du continent latino-américain. Votre lecture achevée et riche de toutes ces couleurs, accordez-vous une petite pause avant de changer de pièce… pour une traversée de l’Atlantique.


Afrique. La transition est brutale. La jungle foisonnante disparaît, effacée dès le premier chapitre par le bouillonnement, la moiteur et la poussière désertique de l’Afrique : Bienvenue au Caire ! L’impasse des deux palais, est le nom d’une ruelle du Caire, qui abrite la demeure d’Ahmed Abd el-Gawwad et de toute sa famille. Le parti pris de nous décrire les hommes plutôt que les pierres, est judicieux. Dès le premier volet de cette trilogie cairote apparaît un personnage aux deux visages, un homme qui, entre les murs de sa maison, se présente comme un défenseur des préceptes de l’islam et de la tradition, mais qui, dès la porte de sa maison franchie, a toutes les habitudes de ce que l’on pourrait appeler un débauché. La première guerre mondiale bat son plein et l’Égypte, sous protectorat anglais, est pratiquement occupée par les troupes de sa gracieuse majesté, dont les soldats censément venus assurer la sécurité du canal de Suez jouent un rôle discret mais important, comme dans celle de tout le continent. Impasse des deux palais est un roman à savourer doucement, avec ses lenteurs, ses tours et ses détours, à l’instar d’une errance entre foule et désert, grandes avenues surpeuplées et impasses obscures, suffocantes chaleurs et poisseuses humidités.


Poursuivez votre périple africain vers un sud plus contemporain, grâce à l’œuvre coup de poing d’Ahmadou Kourouma. Considéré, à juste raison, comme l’un des plus grands écrivains africains, l’auteur portait bien son nom, qui signifie « guerrier » en malinké. Son œuvre nous entraîne dans une Afrique contemporaine enchaînée – déchaînée parfois –, qu’un passé douloureux, un avenir incertain et un présent mondialisé paralysent. Loin des danses de canards autour de piscines climatisées et de buffets garnis, vous y découvrirez la réalité d’un continent aux populations volontaires. Mais poursuivons notre route vers l’est, en direction de l’Inde, une route que vous pourriez très bien faire d’abord vibrer aux rythmes d’une lecture des Sept piliers de la sagesse de T.E. Lawrence.


L’Inde. L’Inde est un continent si vaste, si varié et si contrasté que nous vous invitons à le découvrir par la hauteur. Les sept livres du Râmâyana, qui contiennent de fascinants récits légendaires et mythiques, sont encore très présents dans l’Inde contemporaine. C’est l’un des textes les plus populaires, non seulement en Inde, mais aussi au Cambodge, en Thaïlande, en Malaisie, en Birmanie… Quelques encens, une tasse de thé, laissez-vous envoûter par le chant… et vous y serez !


Plus proche de nous, Un garçon convenable de Vikram Seth nous permet de prendre place au sein d’une famille indienne moyenne. Ainsi invités, c’est toute la civilisation indienne des années 1950 avec ses us, coutumes et traditions que nous découvrons. L’auteur se libère de toutes contraintes temporelles et cosmologiques en réinventant les lieux, les capitales, les monuments ainsi que les légendes qui pourraient leur être associées. Un roman poétique et drôle, dont la richesse et la vivacité transportent immédiatement.



Pays de l’est. Nous voici maintenant à Prague où flotte, omniprésente, l’âme de Franz Kafka. L’auteur pour qui écrire s’apparentait à un exorcisme, à « une activité atroce » qui se devait d’impliquer une « ouverture totale du corps et de l’âme », porte à lui seul, en son écriture et en son histoire, toute l’atmosphère, à la fois rude et chaleureuse, inquiétante et rassurante de l’Europe de l’est. Avec Kafka s’annoncent déjà les grandes lignes d’une Europe moderne traversée de quête existentialiste. À ce titre, la lecture (ou la relecture) de La métamorphose demeure capitale.


Milan Kundera, dont l’œuvre s’imprègne depuis toujours des sonorités et des saveurs propres à d’identiques origines, considère Kafka comme la source d’inspiration de Marquez, Fuentes et Rushdie. Sans doute est-ce par excès de modestie que Kundera oublie de se citer lui-même comme digne héritier de son compatriote, et donc de cette célèbre âme slave vers laquelle nous poursuivons notre périple…


Russie. Derrière l’œuvre littéraire de Maxime Gorki se déroule la toile peinte de ce que fut la Russie tsariste puis soviétique. Dans ses romans, c’est au travers des destinées de « pauvres gens » que nous découvrons cette Russie du xixe qui, en l’âme profonde de son peuple, n’a peut-être pas disparu aujourd’hui. La lecture du grand roman social La mère est à ce titre incontournable.


Fedor Dostoïevski, qui considérait Les frères Karamazov comme son œuvre la plus aboutie, est également l’un des plus grands peintres pointillistes de cette civilisation russe. Dans ce roman, l’auteur fait la synthèse des problèmes philosophiques, religieux et moraux qui ont hanté son univers personnel comme le pays tout entier. Nous y découvrons une certaine Russie, en même temps que nous pénétrons les profondeurs de l’âme humaine à travers la complexité de relations familiales, sociales et passionnelles ; nous nous interrogeons sur Dieu, sur la morale, sur l’éternelle lutte entre le bien et le mal, sur le sens de la liberté individuelle…


Mais empruntons le transsibérien et dirigeons-nous vers la Chine.


Chine. Comme pour l’Inde, nous suggérons, face à l’immensité du pays, de l’appréhender par le haut. Le taoïsme est à la fois une philosophie et une religion, et il est au cœur des racines les plus profondes de toute la culture asiatique. L’absence d’action et le retour à l’origine des choses sont les deux axes prédominants de cette discipline qui fait également entrer en jeu les principes de yin et de yang. Découvrir le taoïsme, c’est déjà parcourir la civilisation chinoise. Signalons aussi que découvrir la pensée confucianiste, souvent opposée au taoïsme, constitue une étape permettant de se transporter en Chine. 


Ainsi initié, imaginez la quête d’un homme qui grimpe vers le sommet d’une montagne dans une sorte de pèlerinage afin de faire le point sur lui et sur sa vie. Imaginez qu’au cours de son périple, il va analyser sa vie en compagnie d’un personnage imaginaire qui le jugera. Imaginez cette quête grâce à laquelle vous parcourez la Chine, ses paysages, ses campagnes profondes, ses traditions, ses légendes et ses vestiges… Imaginez un style limpide où les phrases coulent comme des ruisseaux. Imaginez une lecture où les descriptions de paysages, qui confinent au contemplatif, nous réapprennent à regarder. Imaginez ce voyage à travers les rapports humains, leur générosité et leur cruauté. Imaginez ce livre qui offre la sensation, après 600 pages de rêve, d’être revenu de Chine. Alors vous aurez imaginé lire La Montagne de l’âme de Gao Xingjian… 


Japon. S’il est un écrivain japonais majeur, c’est bien Yukio Mishima. Soucieux de retranscrire à travers sa prolifique et monumentale œuvre la culture traditionnelle japonaise, Mishima nous a laissé l’image d’un Japon oscillant entre modernité et traditions ancestrales. Extrêmement sensible au corps, aux textures, aux matières et à l’esthétisme, l’écrivain des moindres détails esquisse avec finesse, à travers tous ses grands romans, un Japon, le sien, l’ancien, qu’il souhaiterait ne jamais voir se moderniser. La tétralogie romanesque La mer de la fertilité, apparaît comme le testament littéraire du maître, qui se tuera après l’avoir achevé. Des victoires de la guerre russo-japonaise jusqu’à la décadence moderne en passant par les années destructives d’un militarisme impérial, c’est tout le xxe siècle japonais que peint Mishima. Ces quatre volumes vous conduiront à travers un Japon contemporain sur lequel flotte encore les essences traditionalistes. Découvrir l’archipel en se régalant d’un tel chef-d’œuvre, quel bonheur !


Australie. Nous voici maintenant en plein bush australien. John Iredale doit songer à remplacer Ah Sin, son cuisinier chinois, qui s’apprête, lui, à rejoindre sa terre natale. L’arrivée de la nouvelle gouvernante, ambitieuse et jolie, va transformer la vie de la ferme et peu à peu faire vaciller tout un univers qui présente, sous la plume subtile et rude de Paul Wenz, tous les attraits d’un nouvel Éden. Avec L’Écharde, Paul Wenz montre l’héroïque, tangible et très onirique appropriation d’un paysage hors normes, solaire et infini, contre lequel l’homme solitaire bute à chaque seconde de l’éternité.


Dans un tout autre style, l’australienne Colleen McCullough vous entraînera, à travers Les Oiseaux se cachent pour mourir, dans la saga familiale des Cleary, depuis leur élevage de moutons en Nouvelle-Zélande jusqu’à leur installation en Australie. Un regard romanesque, qui portera néanmoins utilement votre voyage, en vous aidant à mieux découvrir cette île-continent. 


Sur les traces de… Pour celles et ceux qui préféreraient, avant d’entreprendre ce tour du monde en quelque vingt livres, marcher sur les traces d’écrivains voyageurs, voici quelques pistes à suivre.


… Bruce Chatwin • Patagonie-Europe-Inde-
Chine-Australie. Conteur par-dessus tout, Bruce Chatwin prit un malin plaisir à mélanger choses vues et récits glanés. Réalité et imagination sont unies pour le meilleur, par la grâce d’un maître de cérémonie inspiré, qui, malgré tout ce qu’il vit et voit, semble constamment conserver son innocence. En Patagonie, son premier livre publié, est d’une générosité rare. Les histoires s’y enchaînent en un tourbillon irrésistible. En suivant Chatwin, vos pas vous conduiront à Prague, en Inde, en Russie, en Chine, à Paris… Vous ressortirez étourdi de la lecture du volume des œuvres complètes de ce grand écrivain, à moins peut-être que vous n’en ressortiez jamais.


… Nicolas Bouvier. En 1953 ce jeune Genevois débute son long périple : Belgrade, la Serbie, la Macédoine, le Kosovo, puis ce sera Istanbul, les routes de l’Anatolie, Téhéran, et la route qui fuit vers le Pakistan. Les multiples périples de Bouvier sont riches de rencontres, de dialogues, de tranches de vies et d’échanges. Autant d’occasions pour le lecteur-voyageur, devenu à son tour « flâneur émerveillé », adepte lui aussi d’un « nomadisme frugal » mais littéraire, de découvrir de merveilleuses pages.


… L. A. de Bougainville. Le Voyage autour du monde de Louis Antoine de Bougainville est celui d’un philosophe et de son équipage, éclairés par les lumières du xviiie siècle. L’Europe y puise pour 200 ans une noble utopie du bonheur au voyage, et en revers celui d’une justification de l’idée coloniale. Son expédition sera la dernière à être menée par un humaniste, puisque avec Cook viendra bientôt le temps des spécialistes et des mesures scientifiques du xixe siècle.


… Alexandra David-Neel. à 43 ans, Alexandra David-Neel s’embarque pour un voyage en Inde qui ne devait durer que quelques semaines et qui durera en réalité quatorze ans. Sa démarche est celle de l’érudit apprenant les idiomes, traduisant les manuscrits, rencontrant des sages et des lettrés, s’essayant à la méditation. En 1912, afin d’approcher les arcanes du bouddhisme tibétain, elle escalade les chaînes de l’Himalaya et parvient à rencontrer le treizième dalaï-lama. En 1934, au terme d’un périple de plus de 3 000 kilomètres, elle pénètre dans la cité interdite de Lhassa – elle est la première Occidentale à y parvenir.