Bande dessinée

Marc-Antoine Mathieu

Otto

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photo libraire

Chronique de Igor Kovaltchouk

Librairie Actes Sud (Arles)

Avec Otto, l’homme réécrit, le très talentueux Marc-Antoine Mathieu nous livre sa version du mythe de la boîte de Pandore. Quelle plus grande tentation, mais aussi quel plus grand péril que la connaissance absolue… de soi-même ? Un conte philosophique pour adultes, à lire et relire sans modération.

Otto Spiegel (tout un programme !) est un artiste conceptuel qui utilise d’immenses miroirs lors de ses performances, lesquelles ont pour thématiques le double, le reflet, le jumeau. Au bord d’un gouffre moral après une performance particulièrement éprouvante, il décide d’arrêter un temps ses activités. Au même moment, ou presque, ses parents, qu’il n’a pas vus depuis des années, décèdent dans un accident de voiture. Leur legs est particulier : une malle qui contient des documents écrits, ainsi que des cassettes audio et vidéo sur chacune des journées des sept premières années de sa vie, témoignage d’une expérience scientifique interrompue faute de moyens financiers, dont Otto lui-même n’a aucun souvenir. Otto va désormais vivre en reclus à la périphérie d’une petite ville proche du cercle polaire, pour découvrir en temps réel son enfance oubliée en un étrange compte à rebours existentiel, de ses 7 ans à sa conception. Au cours de ses visionnages, de ses écoutes et de ses lectures, Otto dresse progressivement dans son immense atelier une carte en trois dimensions des moments de son enfance qu’il juge décisifs pour comprendre l’adulte artiste qu’il est devenu. Les faits qui s’entrecroisent en fonction des documents formeront ainsi au fil des mois, puis des années, l’infrastructure démente d’un nuage inquiétant, l’image d’une vie démontée, expliquée, réécrite par Otto lui-même. À son objectif initial de création d’une nouvelle matrice artistique, se substitue ainsi la volonté de tout savoir, de tout comprendre de lui-même, de posséder un point de vue unique sur sa propre réalité. Mais, en ce qui concerne son identité, peut-il réellement n’exister qu’une réalité ? Et, au-delà de l’expérience de réécriture de soi, faire de son propre sujet un objet dont on connaît les tenants et les aboutissants mène-t-il à l’apaisement absolu ou à la folie complète ? Marc-Antoine Mathieu est le fameux créateur de l’angoissante série du Prisonnier des rêves (Delcourt) dont le héros, Julius-Corentin Acquefacques (« Kafka », à l’envers), se débat dans un univers administratif absurde et oppressant, où la bande dessinée elle-même, en tant que forme artistique, avec ses cases manquantes ou ses pages déchirées, intègre la narration comme actrice principale. Mais dans Otto, l’homme réécrit, si Mathieu, comme à son habitude, avec un dessin en noir et blanc extrêmement précis et une composition millimétrée, nous entraîne dans l’un de ces vertiges existentiels dont il a le secret, il le fait sans que la forme, pour le coup, n’intervienne explicitement sur le fond. Entre la fable psychologique et le conte philosophique, Otto, l’homme réécrit, avec son héros cartographe de sa propre existence et ses nombreuses références, nous emmène loin, très loin. On ressort de la lecture de cet album avec l’impression d’être un peu plus intelligent, comme après la lecture d’un bon roman d’Umberto Eco. Un album exceptionnel, un Marc-Antoine Mathieu très grande cuvée.