Littérature étrangère

Gerbrand Bakker

Le Détour

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Chronique de Marie Hirigoyen

Librairie Hirigoyen (Bayonne)

Une spécialiste d’Emily Dickinson choisit l’exil et la solitude. Le murmure d’un ruisseau, un feu de cheminée, une douce fin d’automne au Pays de Galles, peuvent donner l’illusion d’éloigner les démons. Le Néerlandais Gerbrand Bakker, virtuose du double sens, excelle à instiller l’étrange dans le quotidien.

« Le temps est calme et un peu brumeux, au lointain les eaux de l’Ijsselmeer se fondent imperceptiblement dans le ciel ». Le premier roman (Là-haut tout est calme, Folio) de Gerbrand Bakker racontait l’histoire de Helmer Van Wonderen, de sa ferme et de son vieux père. Là-bas, dans le Nord de la Hollande, les moulins à vent veillent, les digues maintiennent les polders miroitants, tandis que sous l’apparente immobilité aquatique du paysage couvent de muettes rancœurs. Dans Le Détour, l’eau circule encore et imprègne chaque page de sa présence fluide. Agnès a fui sa vie d’avant, quitté son mari et son poste à l’université d’Amsterdam pour se cacher dans un cottage en plein cœur de la campagne galloise. Pour apprivoiser le temps qui s’étire et détourner l’angoisse générée par une santé défaillante, elle investit la maison et se met à élaguer les aulnes, à défricher les sentiers de randonnée qui mènent à la mer toute proche. Arrive le jeune Bradwen, fils d’un paysan voisin. Un lien silencieux et ambigu se tisse entre eux, alors qu’ils partagent les tâches quotidiennes et qu’ils arpentent les collines. Les blessures anciennes de chacun se frottent à celles de l’autre. Agnès réalise peu à peu que la relation fusionnelle qu’elle ressent avec la nature lui révèle le sens véritable de la poésie d’Emily Dickinson. Au-delà des interprétations universitaires de l’œuvre de la poétesse américaine à laquelle elle consacre sa thèse, Agnès entre à son insu dans une dimension plus métaphysique. Armée de ce fil d’Ariane, elle trompe son inquiétude en s’immergeant dans le présent. À proximité de sa maison, un cercle de pierres exerce sur elle une attirance magique. Lieu essentiel où se cristallisent d’anciennes croyances païennes, point de passage entre le monde sensible et l’invisible, elle y recharge ses forces. Elle défie la résistance de son corps en plongeant en plein mois de novembre dans un lac glacé. Un ruisseau, un saule, un troupeau d’oies ou un blaireau apparaissent comme des êtres intermédiaires, sentinelles d’une autre réalité. La plume hyperréaliste et parfois lapidaire de Gerbrand Bakker excelle de nouveau à rendre sensibles nos peurs essentielles et les chemins aléatoires que nous prenons pour les apprivoiser. Il crée la surprise avec son dénouement après avoir semé des indices tout au long d’un récit tendu, où il semble observer froidement ses personnages se débattre. Et c’est même en gardant le secret sur leurs états d’âme profonds qu’il crée la surprise. Profondément inspiré par le pouvoir apaisant de la nature qu’il peint avec une grande précision, débarrassée de tout romantisme, à la manière d’un maître flamand, il apporte une couleur tout à fait singulière au roman néerlandais contemporain.

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