Essais

Andreï Kourkov

Journal de Maïdan

illustration
photo libraire

Chronique de Bertrand Morizur

Librairie L'Arbre du Voyageur (Paris)

Un courant littéraire, né sous la Perestroïka, continue à se diffuser largement en Russie au sein de l’opposition. Monique Slodzian nous donne des clefs pour comprendre ces écrivains enragés. Les chroniques de Prilepine et le Journal de Maïdan de Kourkov nous rappellent que l’écriture est une arme politique.

La guerre civile qui touche actuellement l’Ukraine est au cœur de nombreux débats. La lecture de cet événement par les médias occidentaux le prouve : il nous est bien difficile d’observer avec neutralité ce qui se passe de ce côté-ci de l’Europe. En France, il n’est pas rare d’assister, ces derniers temps, à des batailles intellectuelles, plus ou moins étayées, entre partisans d’une légitime hégémonie russe et défenseurs de l’inaliénable souveraineté du peuple ukrainien. Il ne nous appartient pas de les départager ici mais plutôt de saluer le travail de Monique Slodzian, professeur à l’INALCO. En effet, elle entreprend, dans son essai justement intitulé Les Enragés de la jeune littérature russe, de nous initier à cette constellation intellectuelle formée de trentenaires et quadragénaires qui, en Russie, s’insurgent, prennent des positions qui peuvent nous sembler contestables, regrettent, déclament, réclament… bref : mènent des activités aussi bien littéraires que politiques. Le propos de Monique Slodzian est de nous aider à pénétrer cette « âme russe », que l’on associe volontiers à l’exaltation d’un Tolstoï ou aux tourments d’un Dostoïevski. Son objectif est d’autant plus intéressant qu’il nous est parfois difficile de comprendre cette génération dressée vent debout contre le libéralisme échevelé qui sévit en Russie depuis l’effondrement de l’URSS. Cet essai tente donc de réhabiliter la figure d’Édouard Limonov, chef de file du courant national-bolchévique, nostalgique de la période stalinienne, qui a créé de nombreux émules parmi les écrivains dont il est ici question, notamment Zakhar Prilepine. Monique Slodzian reviendra plusieurs fois sur ce point : le Limonov décadent, en pleine dérive politique, qu’Emmanuel Carrère a décrit il y a quelques années, roman pour lequel il a obtenu le prix Renaudot, est bien éloigné de la réalité… Elle en veut pour preuve son charisme intact auprès de ces jeunes natsbols (national-bolchéviques…), ces enragés aussi épris de littérature que de justice sociale et politique. Au prix de leur liberté pour la plupart. Revenant sur le parcours de plusieurs d’entre eux, Monique Slodzian nous permet d’entrevoir une certaine image de la Russie actuelle. Plusieurs points communs les réunissent car ils ont tous subi de près les difficultés économiques du pays, dévasté par le capitalisme oligarchique sans pitié qui règne depuis la Perestroïka menée par Gorbatchev. Petits métiers, enrôlement dans les conflits qui saignent les marges du pays (Prilepine a combattu en Tchétchénie), connaissance intime de la prison (Andréï Roubanov, pour des opérations financières frauduleuses ; Sergueï Chargounov pour dissidence…), autant d’expériences qui ont aiguisé la conscience politique de ces écrivains, à la recherche d’une nouvelle voie. En introduisant son essai par la reproduction de la Lettre à Staline rédigée par Prilepine en 2012, un pamphlet violemment antilibéral, et en le concluant par les biographies des auteurs cités, Monique Slodzian nous invite donc à réinterroger notre regard sur ce courant littéraire et politique, très suivi, nous dit-elle, dont les excès mettent l’Occident mal à l’aise mais dont la verve, souvent caustique, et la capacité d’indignation restent salutaires. Les éditions de La Différence publient parallèlement un recueil de chroniques de Zakhar Prilepine, Je viens de Russie. On connaît un peu l’œuvre de cet écrivain compulsif en France grâce au travail de traduction mené par les éditions des Syrtes et Actes Sud. Il s’agit ici d’articles, de courtes nouvelles écrits entre 2003 et 2011, qui témoignent de l’engagement de l’auteur, de son quotidien, de ses rêves (« Comment je n’ai pas tué Eltsine » par exemple !) et d’une manière générale de la tension qui l’anime entre son aspiration à la douceur et la violence qu’il canalise par l’écriture. Quant au célèbre Andreï Kourkov, les éditions Liana Levi publient son Journal de Maïdan. C’est en tant que voisin de ce lieu de manifestation qu’il a suivi entre le 21 novembre 2013 et le 24 avril 2014 l’évolution du conflit en Ukraine. On retrouve dans ces pages arrachées au quotidien, le mettant en scène dans sa vie familiale, le mordant de l’auteur du Pingouin (Liana Levi). Comme chez nos jeunes enragés russes, le regard qu’il porte sur la Russie de Poutine et sur l’Ukraine de Ianoukovitch est plein de colère. Kourkov livre ici un témoignage exceptionnel sur ces événements brûlants. S’il ne se fait guère d’illusions sur l’opportunisme des uns, la veulerie des autres, les compromis et les compromissions qui accompagnent les révolutions, il parle aussi d’un peuple qui, par idéal, par refus de la fatalité (l’Ukraine ballottée entre l’Europe et l’Ogre russe) s’est lancé à corps perdu dans un combat inégal. Écrire, dans ce contexte explosif, est un réflexe de survie, une tentative de compréhension du monde au milieu du chaos. Une belle leçon d’engagement.