Littérature étrangère

Paul Lynch

Grace

illustration

Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Paul Lynch fait de Grace son Ulysse, une intrépide adolescente plongée dans le chaos de la Grande Famine du XIXe siècle, une des périodes les plus noires de l’Histoire de son pays. Porté par son écriture incandescente si caractéristique, ce roman a été élu livre de l’année en Irlande.

Après les très remarqués Un ciel rouge, le matin, publié en 2014, et La Neige noire, publié en 2015 (Albin Michel et Le Livre de Poche), coups de cœur de nombreux libraires, Paul Lynch nous revient avec son roman le plus ambitieux. C’est à Dublin, à la lumière d’un soleil éclatant, que nous accueille celui qui est considéré comme le chef de file de la nouvelle génération des écrivains irlandais. D’un pub – où le fantôme de Leopold Bloom a ses aises –aux pavés du quartier historique – où le promeneur aime à se perdre, porté par les chansons qui courent la moindre ruelle –, il est difficile de ne pas succomber au charme entêtant de la capitale. Paul Lynch se charge alors du coup de grâce en nous offrant de nombreux récits où s’entremêlent l’évocation de ses racines, de son pays, son amour de la nature, ses sources d’inspiration, sa passion pour la littérature et cette nécessité quotidienne de l’écrit, du travail maintes fois repris. L’Irlande traverse ce qui restera comme l’une des pires épreuves de son Histoire : quelques mois contraindront un quart de sa population à s’exiler, à périr. C’est dans ce contexte que vit Grace, fille de 14 ans, élevée avec ses frères par leur seule mère. Un jour, cette dernière lui rase la tête et l’envoie sur les routes pour aller, ainsi attifée en garçon, trouver du travail dans le bourg d’à côté. La manière dont le propriétaire de la cabane s’est mis à regarder la petite n’est peut-être pas non plus étrangère à cette décision aussi hâtive que brutale. Rien ne se passant comme prévu, Grace entame alors un long voyage dans un pays en ruine où les événements et les rencontres, bonnes et mauvaises, seront nombreux, un périple où elle va apprendre à survivre mais aussi à devenir une femme. Le récit, souvent bouleversant, s’appuie sur la richesse de la langue de Paul Lynch, une écriture lyrique où s’engouffrent dans un même élan ténèbres et lumières pour mieux sonder l’humanité et ses contradictions.

 

PAGE — Quand avez-vous rencontré Grace ?
Paul Lynch – J’ai rencontré Grace en voyageant dans le Donegal. J’ai grandi dans cette région (même si je suis né à Limerick) où je revenais pour la première fois depuis des années. Je me suis installé à Malin, ce village retiré, pendant une semaine et chaque matin je me levais devant Trawbreaga Bay, ses montagnes et son ciel incroyable. Je marchais, je regardais et je me suis mis à entendre des voix du passé, des voix de fantômes et c’est là que j’ai écrit la première page du livre. Grace s’est alors présentée. D’où tout cela peut-il venir ? Je crois que la clef est notre subconscient : une fois qu’ils s’y sont installés, les personnages vous racontent leur histoire.

P. — Comment avez-vous abordé cette période de l’Histoire de votre pays ?
P. L. – J’ai attaqué par le récit mais je savais que je devais élaborer l’univers autour de Grace. Aussi ai-je fait des recherches historiques. Mais je crois que la clef est ce paysage qui n’a pas changé depuis cette époque. Je n’aime pas le qualificatif de « roman historique » : ce qui m’intéresse, en écrivant sur le passé, c’est d’être dans le sentiment, de me sentir au plus près des personnages et je pense qu’il faut faire attention au fait que vous ne pouvez pas en savoir plus qu’eux. Ce qui guide mon écriture est le respect de mes personnages : je n’en révèle pas toutes les clefs pour qu’ils conservent une part de leur mystère. Avec Grace, je pense que le lecteur prend plaisir à voir les événements à travers ses yeux, son innocence, sa naïveté parfois.

P. — Pouvez-vous nous parler du principal personnage secondaire du roman, Polly, le petit frère de Grace ?
P. L. – Polly, comme les autres personnages du roman, s’est invité dans l’histoire. Une fois présent, il n’a eu de cesse de me surprendre. Il apporte de l’humour au livre, pique sa sœur, se moque d’elle et, en même temps, il est en quelque sorte sa conscience.

P — Acceptez-vous de parler de roman initiatique ?
P. L. – J’aime cette dimension : un monde en ruine, semblant sur le point de disparaître et cette jeune fille qui grandit, qui voit son corps se métamorphoser, qui devient une femme.

P. — Comment avez-vous réussi à vous plonger dans l’esprit de cette fille de 14 ans ?
P. L. – C’est encore un mystère pour moi ! Comment l’ai-je fait grandir ? Ce que je peux dire, c’est que je la sentais en moi, j’avais cette formidable empathie pour elle. Mes romans sont en général plutôt sombres mais je ressens toujours cette empathie pour mes personnages. Leurs combats me fascinent : c’est là que je vois leur dignité, leur humanité face à ce qu’ils affrontent.

P. — Pour quelles raisons votre écriture, très ouvragée, mêle souvent beauté et violence ?
P. L. – « La beauté n’est rien d’autre que le commencement de la terreur. » C’est une citation de Rilke que j’adore.

P. — Comment travaillez-vous ?
P. L. – J’écris très lentement, je ne suis jamais content des images que je trouve et encore moins de leur traduction en mots. Alors je creuse, j’essaye de mieux articuler, de mieux voir la scène. Cela ne m’intéresse pas de produire un livre par an. Par contre, j’écris tout le temps et tout ce que je ressens part dans mes écrits.

P. — Vous ne recherchez pas l’efficacité.
P. L. – Non, car il me paraît primordial de respecter les petits moments qui font la vie. Il y a la beauté et le chaos, il y a les grands mouvements et ces instants. J’essaye de saisir cette réalité si riche.

P. — Quelle a été la réception de Grace ?
P. L. – J’ai reçu beaucoup plus de lettres pour Grace que pour mes autres livres. J’ai eu l’impression que les gens avaient découvert cette période de l’Histoire irlandaise et ils l’ont découverte au travers de mes personnages. D’autres livres avaient traité de cette période mais je ne crois pas qu’ils l’avaient abordé de cette manière, de l’intérieur, en plongeant au cœur de ce que fut ce véritable traumatisme. C’est ce que j’ai voulu faire ici.

P. — Qu’y a-t-il de plus irlandais dans votre livre et de plus universel ?
P. L. – Ce qu’il y a de plus irlandais ? La langue sans aucun doute. De plus universel ? La douleur, qui n’a pas changé et qui ne changera pas.

Les autres chroniques du libraire