Littérature française

Alexis Jenni

Féroces infirmes

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photo libraire

Chronique de Pauline Girardin

Librairie Mots & Cie (Carcassonne)

Que faire des émanations toxiques d’une colère qui a mijoté sous chape pendant cinquante ans ? Que peut faire un fils quand son père est l’un de ces « féroces infirmes » ? Et quand cet infirme féroce est un fils ? Peut-être juste chercher, entre les lignes, à comprendre comment une telle rage a pu s’édifier.

2015. Un fils vit avec son vieux père, vétéran de la guerre d’Algérie. Le fils craint la remontée des souvenirs et les débordements verbaux de celui qui sait désormais inéluctablement sa mort prochaine. Il y a Rachid, l’ami et voisin algérien, mais dont la vue déclenche la colère du vieil homme, et Nasser, fils de Rachid, dont on devine la colère rentrée éprouvée à l’égard du vieil homme. La structure même du roman donne à ressentir cette transmission du vécu complexe à démêler entre père et fils. Trois angles d’approche successifs - le temps des pères, le temps des hommes et le chemin des fils - nous balisent le dévidage patient de ces écheveaux échevelés qui constituent des vies humaines liées ensemble. Si le second moment se concentre sur les épisodes algériens du père en 1960 et 1961, les première et dernière parties sont marquées par l’alternance, menée avec une régularité implacable, de la voix du fils qui s’exprime en 2015 et de celle du père qui s’élève en 1959 et 1962. Si ce rythme est étourdissant au « temps des pères », il éclaircit au contraire le « chemin des fils » et permet de distinguer les porteurs sains des malades. Entendre ce roman dans toutes ses nuances est possible si on est attentif à la description de la centrale qui jouxte le Rhône au premier chapitre. « Il y a un truc là-bas qui silencieusement rayonne, invisible et toxique […] par la radioactivité et la chaleur, elle ronge ses canalisations, elle exerce une lente pression sur son enceinte de béton, elle menace. […] On vit avec ça. On vit très bien avec la menace. On vit très bien avec la mort. » Comparer les colères nées durant la guerre d’Algérie à une centrale nucléaire, dont le caractère radioactif risque un jour de nous anéantir, est osé, mais on ne peut plus clair et édifiant. Féroces infirmes d’Alexis Jenni est donc remarquable à bien des égards, de par sa structure, l’originalité de son approche et l’énoncé lucide mais insoutenable qu’il atteint, selon lequel une guerre civile produit de féroces infirmes de tous âges, aussi irrémédiablement abîmés dans leur humanité que par une exposition à la radioactivité.