Littérature française

Sorj Chalandon

Enfant de salaud

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Chronique de Élodie Bonnafoux

Librairie Arcanes (Châteauroux)

Prix Médicis, grand prix du roman de l’Académie française, Goncourt des lycéens... on ne présente plus Sorj Chalandon, dont Enfant de salaud est le dixième roman. On plonge dans ce livre comme dans une mer à la température parfaite : il est ensuite impossible d’en sortir sans la furieuse envie d’y retourner.

Enfant de salaud peut-il être lu comme une suite ou en tout cas comme un prolongement de Profession du père ?

Sorj Chalandon - Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit exactement du même mécanisme qu’avec Mon Traître et Retour à Killybegs : ce sont deux livres qui se répondent mais qui peuvent se lire séparément. Si j’avais eu les éléments que j’ai aujourd’hui, Enfant de salaud aurait plutôt été une introduction à Profession du père. Je connaissais l’histoire de mon père depuis ma naissance et, jusqu’au premier confinement, je ne savais que trois choses sur son passé : mon grand-père m’avait dit qu’il était « du mauvais côté » pendant la guerre, qu’il l’avait vu habillé en Allemand place Bellecour et que j’étais un enfant de salaud. Or, j’ai eu accès au casier judiciaire de mon père en 2020. Il avait été condamné à la Libération pour « activité anti-française ». J’ai donc appelé les Archives départementales du Nord (où il avait été jugé). Comme le confinement empêchait tout déplacement, ils ont eu la grande gentillesse de faire une copie intégrale de son dossier et de me l’envoyer. J’ai alors découvert la vérité sur la guerre de mon père et oui, je suis un enfant de salaud.

 

L’histoire de ce livre se déroule pendant le procès Barbie (que vous avez par ailleurs couvert en tant que journaliste) en 1987. Qu’est-ce qui vous pousse à en reparler aujourd’hui ?

S. C. - Parce qu’à l'époque, mon père a assisté à ce procès. Je n’ai rien inventé du contenu de son dossier qui est au-delà de l’imaginable et qui est incroyablement romanesque en soi. Mais parce que c’est un roman, j’ai imaginé ce que ça aurait été si j’avais su en 1987 tout ce que j’ai découvert en 2020. Je trouvais intéressant d’avoir ces deux hommes et leur histoire dans la même salle, l’officier SS et le petit soldat. Si j'avais appris par son dossier que mon père avait juste été collabo, ça n’aurait pas été intéressant d’en faire un livre, il n’aurait été qu’un Lacombe Lucien parmi d’autres. Alors que lui, pendant la guerre comme après, s’est moqué de tout le monde et ça a marché : c’est sans doute le seul français qui a porté cinq uniformes différents en quatre ans ! Le plus émouvant pour moi est de savoir qu’au moment de son procès, à une voix près, il était condamné à mort.

 

Pourquoi avoir fait le choix narratif de mettre ces deux histoires en parallèle, celle de votre père et celle du procès Barbie ?

S. C. - Mon père est mort en 2014 et j’ai eu accès à son dossier judiciaire en 2020. Ce qui fait de ce livre un roman, c’est cette date de 1987 : cela m’a permis de le confronter à un de ses chefs et à des crimes dont il a été le témoin. À l’époque, pendant tout le procès j’avais espéré qu’il craque mais ça n’a pas été le cas. Et comme il n’a pas craqué et n’a rien lâché de son vivant, j’ai choisi de le mettre ici dans une position extrêmement inconfortable, face à l’immensité du procès Barbie, à l’histoire des enfants d’Izieu, à la plaidoirie de Serge Klarsfeld. Cela m’a permis de confronter mon père, de l’affronter dans un livre, à défaut d’avoir pu le faire de son vivant.

 

La question de la vérité est centrale dans ce roman, qu’il s’agisse de vérité historique, factuelle ou de vérité personnelle, plus subjective (voire de vérité alternative). En quoi cette quête de vérité est-elle si essentielle ?

S. C. - Parce que j’ai eu un père qui m’a menti. Il a été mon premier traître, bien avant l’Irlande et l’histoire que vous connaissez. Moi j’ai accumulé les traîtres comme, sans qu’on sache pourquoi, certaines femmes accumulent les hommes violents. Mon père est mort sans me dire la vérité, pire, il est mort en mentant. C’est quelque chose qui me hante : depuis la trahison en Irlande, je me demande toujours qui, autour de moi, est en train de me mentir. La vérité est essentielle au cœur de ce que j’écris parce qu’elle est essentielle au cœur de ma vie. Si je suis un enfant de salaud, ce n’est pas parce que mon père a combattu dans l’armée allemande, c’est parce qu’il n’a pas su faire de sa vie autre chose qu’un mensonge.

 

À propos du livre

1987. Alors qu’il fait partie des 900 journalistes appelés à couvrir le très médiatique procès Barbie (premier procès en France pour crime contre l’Humanité), le narrateur de ce roman se heurte à un père affabulateur qui n’en finit pas de réinventer sa guerre, prêt à toutes les outrances, se clamant aussi bien résistant que membre de la division Charlemagne. Bouleversé et malmené depuis trop longtemps, il renonce à entendre la vérité de la bouche de son insaisissable père et trouve le moyen d’exhumer des Archives le dossier de ce dernier. Il y découvre l’incroyable histoire de cet homme qui aura porté cinq uniformes différents en l’espace de quatre ans ! Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce roman est en grande partie autobiographique. Construit comme une investigation qui nous tient en haleine de la première à la dernière ligne, il nous plonge dans les affres de la mémoire, personnelle et collective, à travers une quête éperdue de vérité.