Essais

Marianne Rubinstein

Detroit, dit-elle

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photo libraire

Chronique de Caroline Clément

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En 2015, l’économiste et romancière Marianne Rubinstein a passé un mois à Detroit, « à l’endroit où le capitalisme du xxe siècle est né et où il s’est développé ». Detroit, dit-elle, est le fruit d’une recherche unique. Portrait. Incarnation d’une ville. Récit.

Voici d’un côté Detroit, principale ville de l’État du Michigan. Devenue l’ombre d’elle-même, fantôme d’un rêve américain puissant et dépassé, c’est une cité en faillite, endettée, enlisée dans la violence, anéantie par la misère, quand rien, à l’époque du fordisme et de la prospérité, ne semblait l’y prédestiner. D’un autre coté, voici la France, l’Europe, aujourd’hui, et une croissance économique en perte de vitesse, traînant le désir d’une reprise qui aurait la saveur des Trente glorieuses. Le XXIe siècle a 17 ans, et le souvenir pourtant vivace de ces jours fastes cède à une toute autre logique. « Nous sommes entrés dans une économie de la survie », dit l’économiste Marianne Rubinstein, qui envisage la croissance d’une manière surprenante et inédite. L’auteure s’engage personnellement dans une recherche à la force singulière. Elle analyse, ressent, traduit, raconte.

 

PAGE — Lorsqu’on feuillette rapidement l’ouvrage pour la première fois, ignorant tout de son contenu, on lit un paragraphe par-ci, un paragraphe par-là, rencontrant les mots « cancer », « économie », « Detroit », « Piketty », « Homère ». On se dit qu’il s’agit d’une histoire personnelle, sans aucun doute, mais pas seulement. Alors on ouvre plus grands les yeux pour comprendre qu’il s’agit aussi et surtout d’une étude, d’un travail de recherche. Et on vous entend : « C’est un projet un peu fou d’écrire une économie incarnée, à travers une ville et son propre corps survivant ». Quel est exactement votre propos ?
Marianne Rubinstein — J’ai voulu traiter de la manière dont les changements économiques nous affectent, modifient nos façons de vivre, nos représentations, notre psyché. Or, ces changements sont devenus si violents et si rapides que l’on peine à les appréhender, que l’on ne sait plus très bien dans quel monde on vit. Mon hypothèse est que nous sommes entrés dans ce que j’appelle une économie de la survie – d’où le parallèle avec le corps survivant et avec la ville de Detroit, en survie elle aussi, après avoir été le symbole éclatant de l’ancien capitalisme industriel.

P. — Vous êtes par ailleurs l’auteure de romans. N’est-ce pas un tour de force de faire, par la narration, la lumière sur des logiques économiques souvent absconses et de donner en même temps au lecteur un plaisir identique à celui que procure un roman ?
M. R. — Vous ne pouvez pas me faire plus plaisir ! Car c’est tout l’enjeu de ce livre, irrigué par mon amour de la littérature. Écrire sur l’économie, certes, mais surtout pas comme les économistes (dont pourtant je fais partie). J’ai résolument tourné le dos à cette langue instrumentale, sèche et sans affects, que l’on exige des économistes pour qu’ils aient l’air sérieux. Je la crois mensongère – ce n’est pas parce qu’on cache les affects sous le tapis qu’ils n’existent pas.

P. — Santé, économie ; économie, santé. Vous filez une métaphore qui conduit à renverser le point de vue facilement admis que la croissance est la voie royale menant au mieux-être. La faible croissance serait donc une aubaine et nous devrions nous réjouir d’une économie de la survie ?
M. R. — D’abord, le paradoxe d’Easterlin tend à montrer le contraire : l’augmentation du revenu par tête peut ne pas se traduire par une augmentation du bien-être. Et puis surtout, avons-nous le choix ? La croissance est faible depuis plusieurs années, sans que l’on parvienne à la relancer – à tel point que des économistes comme Gordon pensent que nous sommes entrés dans une phase durable de croissance faible. Sans compter les problèmes écologiques que posent des taux de croissance élevés. D’où l’intérêt de réfléchir en termes de survie plutôt que de subir une situation sans avoir sur elle la moindre prise. Nous sortons d’une période où la croyance que la consommation allait rendre tout le monde heureux était forte. C’était le message du fordisme, censé permettre cette adéquation entre production de masse et consommation de masse. On doit à présent réapprendre à consommer moins et à échanger davantage, ce qui recrée aussi du lien social et plus de proximité avec notre environnement.

P. — Dans votre recherche, vous vous adossez au livre de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, abordant les notions d’héritage et de patrimoine. Mais vos références sont aussi littéraires, musicales, historiques, psychanalytiques. Tout parle donc en matière d’économie ?
M. R. — On peut s’interroger sur les raisons du succès mondial du livre de Piketty, que je cite parmi d’autres travaux d’économistes. En quoi son livre a-t-il à ce point fait écho au vécu de chacun ? Serait-ce parce qu’il a posé la question de la survie au XXIe siècle d’une classe moyenne patrimoniale constituée au XXe siècle, notamment grâce au fordisme ? Quant aux autres références, pourquoi devrais-je me limiter à l’économie ? Celle-ci n’est pas un savoir autonome, coupé du reste. La psychanalyse, l’Histoire, la littérature, nous éclairent et peuvent nous permettre de comprendre des choses que la seule économie n’aborde pas. Et puis cela me plaisait de mélanger, de brouiller les pistes, d’inventer une forme qui rapproche ce que l’on n’a pas l’habitude de mettre ensemble, d’autant que ce qu’il en sortait m’est apparu fécond.

P. — Au-delà de l’exposé sur l’ère nouvelle dans laquelle nous entrons, ère inspirée par « le principe de la consommation partagée, de la mise en commun des ressources, des savoirs, de l’échange de compétences, de biens ou de services », vous reprenez toute l’histoire du fordisme et du capitalisme, autrement dit celle du « règne de la production de masse et de la consommation de masse ». Le glas de ce capitalisme a-t-il sonné ? Est-ce que Detroit, cas d’école, en offre des signes avant-coureurs ?
M. R. — Le fordisme est terminé, mais ce n’est pas la fin du capitalisme. Comme je l’explique dans mon livre, le capitalisme a des facultés d’adaptation extraordinaires. Non seulement il est capable de s’étendre en trouvant sans cesse de nouveaux marchés, ou en rendant marchandise ce qui ne l’était pas encore, mais il peut aussi modifier « l’esprit du capitalisme » qui l’accompagne – en bref, ce qui fait que l’on adhère au système. Par exemple, le nouveau capitalisme devient plus écologique, plus soucieux de la création artistique dans la cité. Quant à Detroit, c’est une ville-laboratoire où se tentent des expériences qui ne peuvent avoir lieu dans des villes comme Paris. Tout y est à reconstruire.

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