Polar

Qiu Xiaolong

Cyber China

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photo libraire

Chronique de Renaud Junillon

Librairie Lucioles (Vienne)

Les romans de Qiu Xiaolong s’inscrivent dans cette lignée de polars qui, tout en adoptant les règles du genre – meurtre, enquête et résolution de l’énigme par un flic désabusé entravé par une hiérarchie bornée –, portent un regard sociopolitique sur la société, véritable instantané d’un lieu, d’une époque, d’un mode de fonctionnement.

Écrivain d’origine chinoise résidant aux États-Unis, Qiu Xiaolong situe les enquêtes de son personnage sériel, l’inspecteur Chen Cao, dans les rues de la ville de Shanghai, qui subit plus qu’elle ne soutient les profondes transformations d’un pays en mutation. Ainsi, les quartiers populaires de cette fourmilière sont peu à peu détruits pour laisser le champ libre aux centres commerciaux ou aux hôtels de luxe, tandis que les shikumen – ces lotissements urbains du xixe typiques de Shanghai – hébergent des paysans sans emploi venus tenter leur chance à la ville, des retraités sans un sou ou des familles entières jonglant avec les petits boulots pour un salaire de misère. Le temps est celui des années 1990 et continue jusqu’à nos jours. Mao est mort, les idéaux communistes vacillent et les bouleversements politiques du régime engendrent mafia, corruption et inégalités criantes. Qiu Xiaolong saisit parfaitement cette atmosphère spécifique en dépeignant un pays à l’identité écartelée entre deux systèmes, deux époques, qui en souffre et fait souffrir un peuple totalement désemparé. À peine achevées les années de la Révolution Culturelle et leurs insondables séquelles, le pays se jette dans les bras d’un capitalisme sauvage. Débutées avec Mort d’une héroïne rouge (Liana Levi, 2001) et Visa pour Shanghai (Liana Levi, 2003), les enquêtes de l’inspecteur Chen Cao démontrent qu’en Chine, le passé est encore extrêmement présent, pelote de laine emmêlée, confuse, indénouable. Pour ceux qui ont vécu les années tragiques de la Révolution Culturelle, il est encore parfois douloureux d’évoquer cette période. Se pose alors le problème de la mémoire, de la transmission et de la reconnaissance : les jeunes générations ne connaissent pas ce passé, souvent dramatique, que le pouvoir se garde bien d’aborder dans les programmes scolaires. Comment une génération peut-elle se construire un futur sans connaître son passé ? Voilà ce qui inquiète Qiu Xiaolong. Basés pour la plupart sur des faits réels, comme Les Courants fourbes du lac Taï (Liana Levi, 2010) qui traite du scandale écologique qui défigura en 2007 l’un des plus beaux lacs de Chine, les romans policiers de Qiu Xiaolong évoluent en fonction de l’actualité du pays. Ainsi, Cyber China, dernier opus des aventures de Chen Cao, débute sur une définition sans appel de ce « socialisme à la chinoise » : « Voilà un terme générique qui englobe tout ce qu’il y a d’énigmatique dans notre beau pays : socialiste ou communiste dans les journaux du Parti, mais capitaliste dans la pratique, un capitalisme de copinage, primaire, matérialiste au dernier degré. » Le lecteur découvre le quotidien de ce socialisme si particulier : corruption immobilière et bulles spéculatives, luttes de pouvoir entre les clans de Shanghai et Pékin, méthodes de contrôle sur Internet. Mais comme toujours chez Qiu Xiaolong, une seconde histoire se superpose à la première, celle de l’univers littéraire qui compose l’autre facette de l’inspecteur Chen, policier et… diplômé de Lettres. À la manière de James Sallis ou Ken Bruen, la poésie et la littérature sont omniprésentes dans cette série et semblent être l’unique rocher auquel on peut s’accrocher dans les tempêtes quotidiennes d’une société où les repères ont implosé. Poète et romancier, Qiu Xiaolong est également nouvelliste. Vient de paraître, toujours aux éditions Liana Levi, le second volume du cycle de la Poussière Rouge, recueil de nouvelles qui puisent leur inspiration dans les souvenirs d’enfance de l’auteur, lorsque, l’été, assis devant leur maison, les habitants du shikumen se retrouvaient pour « la conversation du soir ». À l’entrée du lotissement, un panneau d’affichage qui permet au Parti de placarder les événements politiques majeurs de l’année écoulée, vantant les progrès de la révolution et de la construction socialistes. Les Nouvelles de la Poussière Rouge se composent du contenu de ces panneaux et reprennent les histoires et anecdotes que l’on se raconte à la veillée. Chacune des nouvelles illustre une année, de 1949, date de proclamation de la République Populaire de Chine, jusqu’aux années Deng Xiaoping, racontée par les habitants eux-mêmes de ce quartier populaire. Tour à tour drôles, ironiques ou tragiques, ces textes courts et empreints de poésie évoquent les destinées et les désillusions des voisins, des amis, des familles, ballottés au gré des années, composant un formidable kaléidoscope du quotidien et de l’évolution de la Chine.