Essais

Frédéric Beigbeder

Conversations d’un enfant du siècle

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photo libraire

Chronique de Aurélia Magalhaes

Bibliothèque/Médiathèque Jean Cocteau (Massy)

À l’heure où l’on s’alarme de la désaffection de la lecture, on oublie de préciser pourquoi ce constat est alarmant. On oublie la raison essentielle qui nous pousse à ouvrir un livre, c’est-à-dire entamer un dialogue avec un auteur qui, vivant ou mort, nous aide souvent à percer la complexité du monde.

Qui ne lit pas regarde parfois la tribu des lecteurs comme des gens étranges : comment cette activité solitaire peut-elle leur donner le sentiment de se sentir moins seuls ou de vivre une vie plus riche ? Comment cette pratique immobile permet une circulation de la pensée tellement stimulante ? De manières différentes, les essais de Laure Murat et le recueil d’entretiens de Frédéric Beigbeder permettent de comprendre un peu ce qui se joue dans le rapport que l’on entretient avec un livre. Tandis qu’elle se trouve à Paris, Laure Murat décide de se lancer dans une enquête. Alors qu’elle revoit un opéra et relit un roman, l’un et l’autre vécus comme des chocs esthétiques majeurs, elle s’aperçoit que sa mémoire lui a joué un tour et que ce qui l’a tellement intéressée ne possède plus la même puissance. Forte de ces expériences, perplexe, elle décide de savoir ce qu’il en est pour d’autres lecteurs. Avec une méthode quasi scientifique, elle réalise un questionnaire qu’elle envoie à 200 « gens du livre » (écrivains, traducteurs, libraires, bibliothécaires…), parmi lesquels une centaine lui répond. Pourquoi relire et, en pratique, qu’est-ce que représente une telle activité ? Définir ce verbe n’est pas si évident et cette activité varie d’un lecteur à l’autre. Laure Murat tire néanmoins quelques conclusions de ces investigations : à savoir que relire est une activité dynamique permettant un va-et-vient à travers le temps et l’espace. Par ailleurs, relire est quelque chose qui touche à l’intime. Tous le disent, les livres les relient à des auteurs qui les nourrissent intellectuellement, tout en leur permettant de se retrouver, allant même jusqu’à lier cette pratique à leur travail de création. Ce qui frappe dans cet essai, c’est le dialogue qu’entretiennent ces lecteurs avec des classiques qui, d’un coup, s’en trouvent désacralisés. En réalité, ce livre nous interroge sur la définition même de la lecture, nous invitant à regarder les livres autrement. Les lecteurs, ce sont bien ces personnes qui intéressent Laure Murat. Pendant qu’elle réalise son enquête, elle va sur le terrain pour en mener une autre : quels sont les livres qu’on lit dans le métro ? Ce drôle d’inventaire servant à dresser une « cartographie de la lecture souterraine » davantage qu’une étude sociologique, elle en tire un récit amusant où elle se met en scène, poussant l’autodérision jusqu’à nous raconter dans quelles situations cocasses son investigation l’a menée. En refermant ce petit livre, le lecteur est mu par deux impulsions : se précipiter dans ces métros qui, finalement, peuvent ne pas être que des lieux de déshumanisation, puis lever les yeux vers les autres. Que fait Laure Murat dans son essai ? Elle s’intéresse aux lecteurs, quels qu’ils soient, elle leur donne un visage, allant même jusqu’à les interpeller. En sa compagnie, on renoue avec cette idée que la lecture peut avoir des vertus socialisantes. Sur ce mystère qui fait que l’on peut être littéralement transformé par un livre, Frédéric Beigbeder lève une partie du voile. Grand lecteur en plus d’être l’écrivain que l’on sait, il est allé à la rencontre d’auteurs pour les interroger sur leurs livres, tout autant que sur leur pratique de l’écriture. En avant-propos, Beigbeder conseille de ne pas lire ces entretiens à la suite. Pourtant leur lecture est addictive. De ces paroles recueillies jaillit une émotion rare, une magie, ce qu’il décrit comme « une création orale. Écrire c’est parler en silence, et réciproquement : parler c’est écrire à haute voix. » Ce livre tient autant du dialogue sur ce qui se joue dans l’écriture, que de l’exercice d’admiration. Sans jamais se départir de l’humour qu’on lui connaît, Beigbeder nous permet de découvrir sous un jour inédit des écrivains qui n’ont pas toujours bonne réputation. On se rend compte que l’on est plus familier de leur caricature que de leur œuvre, nous invitant alors à dépasser l’image que ces personnes traînent, afin de comprendre ce qu’elles ont à nous révéler du monde. Chacun de ces ouvrages reflète une dimension singulière de la lecture. Ils interpellent le lecteur et font écho à sa propre passion, lui fournissant quelques indices pour en comprendre l’origine. La conclusion commune à ces essais est que notre grande chance est de faire de la lecture quelque chose de vivant. En outre, leur grande vertu est de donner envie de lire, de relire et, surtout, de partager.

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