Littérature française

J.M.G. Le Clézio

Alma

illustration

Chronique de Marie Hirigoyen

Librairie Hirigoyen (Bayonne)

Retour à l’île Maurice, le microcosme originel. J.M.G. Le Clézio veut y capter « le signal faible et vacillant d’une autre ère ». De nouveau, il joue à plein d’une virtuose amplitude poétique et nous fait entendre le bruissement croisé des voix multiples venues du passé ou ancrées dans la fugacité du présent. Somptueux.

« Ils sont en moi depuis l’enfance. » Une famille, un peuple ? J. M. G. Le Clézio s’interroge ainsi dès le prologue du roman. Sous un angle inédit, il y creuse le chemin souvent emprunté dans son œuvre, celui de la mémoire et de ses racines. Loin d’un rétrécissement narcissique, ces méandres le conduisent à l’universel, apparent paradoxe, à partir du sentiment d’appartenance géographique. Il regarde l’île Maurice et, au cœur de l’île, le domaine d’Alma, prénom de l’épouse de son ancêtre négociant, « émigré à l’île de France en l’an vii de la République », à la fois comme l’archétype du lieu des origines et comme un condensé du monde en mutation. Jérémie Felsen, son double, arrive de France à la recherche des traces du dodo, didus ineptus, oiseau aptère exterminé par les premiers colons, symbole d’une terre vierge et sans prédateurs. Jérémie va surtout découvrir les lambeaux de l’histoire familiale, mais aussi la face sombre de la société actuelle, celle des « palmiers absurdes », des chromos d’un pseudo-paradis tropical factice et clinquant. Une façade derrière laquelle il croise la petite Krystal jetée en pâture à un pilote de ligne. La jeune Indienne Aditi, elle, l’emmène dans la forêt où elle vit, en fusion mystique avec la nature primordiale de l’île. On lui fera connaître un lieu terrible et caché qui porte les stigmates de la souffrance des esclaves. Il y perçoit « la rumeur grandissante des plaintes (…), le grincement des ongles sur les murs ». En regard de l’itinéraire de Jérémie, un autre membre de la famille, dépossédé, Dominique, dit Dodo, clochard céleste au visage rongé, fera le chemin inverse vers la métropole. Son rapport brut au monde, à la manière d’un enfant plongé dans un présent perpétuel, s’exprime dans une langue orale, torrentielle, instinctive, habitée par le créole d’Artemisia la nourrice, dont on dit qu’« elle est en godron, noire, noire ». S’élève aussi la voix de Marie-Madeleine Mahé, née en 1738, d’une esclave blanchisseuse et du Gouverneur des Iles de France et de Bourbon : après avoir été éduquée dans la bonne société de Saint-Malo, elle finira sa vie parmi les filles perdues de la Salpêtrière à Paris à cause de sa couleur de peau. Et celle de Saklavou, celui qui commande aux esprits, celui qui porte la colère des victimes de la traite : « Je suis né dans les bateaux au fond des cales (…) dans les cannes qui nous brûlent le visage, dans les prisons de pierre noire ». Celui qui porte la vengeance, empêche l’oubli et surtout connaît les noms. Le Clézio sait la puissance incantatoire des noms, ceux des personnes et ceux des lieux. Il les égrène non seulement pour dire la diversité des origines de la population mauricienne, son histoire bigarrée, cosmopolite, mais surtout pour juguler l’érosion de la mémoire, repérer les traces de l’éternel. « Les hommes sont passés par ici, les marins aventureux, les criminels, les esclaves fugitifs, les botanistes (…), les chercheurs de trésors et les chasseurs d’histoires. Ils n’ont rien touché, rien changé. (…) Les grands arbres sont debout, agrippés à la terre ».

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