Essais

Stéphane Gerson

Ordonner le chaos

L'entretien par Anne-Sophie Rouveloux

()

Stéphane Gerson parle du deuil parental avec des mots bouleversants, inscrivant durablement son épreuve en nous, lecteurs. Son récit exploite plusieurs pistes de réflexion autour de la littérature, de l'écriture. Il explore aussi l'Histoire, à travers les tragédies collectives et son passé familial.

La littérature est omniprésente dans votre livre : vous évoquez Hugo, Jérôme Garcin ou encore Annie Ernaux.

Stéphane Gerson - Des auteurs m’ont accompagné. Certains d’entre eux ont perdu un enfant, d’autres pas, mais tous se sont confrontés, dans un langage précis, à la souffrance, à la perte. Ils ont rendu compte de ce qu’ils ont ressenti sans tenter d’expliquer, de donner sens, de consoler, de refermer quoi que ce soit. Je me suis senti moins seul en compagnie de ces écrivains. Ils m’ont donné espoir parce qu’ils demeuraient capables d’écrire.

 

Vous avez su très rapidement que vous « deviez » écrire sur Owen ? Pourriez-vous nous parler du processus d'écriture ?

S. G. - Il y eut deux moments d’écriture distincts. D’abord, la rédaction effrénée, presque obsessionnelle, d’un journal intime, genre qui s’est imposé à moi alors que je ne l’avais plus pratiqué depuis vingt ans. Deuxième moment, quatre ans après la mort de mon fils Owen, l’écriture d’un récit qui puisa dans ce journal intime et respecta son souci de véridicité tout en s'émancipant de son déroulement linéaire. J’ai voulu mettre le réel en forme, non sans visées esthétiques et ce, sans doute, afin de répondre à la brisure que représente la mort violente de mon fils, afin de représenter et donc d’ordonner le chaos. Le texte répond à des choix formels qui se sont imposés très tôt et que je n’ai ensuite jamais remis en question. Par exemple, la structure chronologique en spirale qui, à partir de l’enterrement d’Owen, effectue un retour dans le temps, vers le moment de l’accident, tout en suivant la progression de mon deuil, de celui de ma femme, de celui de mon fils aîné Julian. Autre choix, non sans relation : celui de retarder la description de l’accident qui coûta la vie à Owen. Avant de les confronter à ce drame, il me fallait présenter Owen et sa famille aux lecteurs et aux lectrices. Il fallait les préparer et aussi que je me prépare à retourner dans ces rapides.

 

Vous évoquez Mallarmé et la question de l'écriture thérapeutique.

S. G. - L’écriture n’a rien résolu mais elle m’a fourni une manière d’être, de penser et de ressentir. Écrire sur une réalité que je ne pouvais fuir dans ma vie quotidienne m’a permis de m’en rapprocher et de m’en distancier en même temps. L’écriture m’a permis de ne pas devoir ressentir cette souffrance à tout moment ; elle a atténué la douleur. Il est possible qu’avec le temps elle m'ait conduit aussi à me replier sur moi-même. Écrire pour ne plus devoir vivre à tout moment. Cela n’est pas sans risque.

 

Votre quête de sens vous conduit à vous pencher sur l'Histoire, sur la Seconde Guerre mondiale, sur tous ses deuils mais aussi sur l'intégration d'une famille juive dans la société américaine à travers l'histoire de votre père. Est-ce à dire que ces « recherches » historiques vous ont aidé à avoir une prise sur le réel ?

S. G. - Durant les premiers mois ou même les premières années, j’avais la conviction que le chercheur, l’historien, le professeur en moi s’étaient éteints. Plus tard, l’écriture de Disaster Falls s’éloigna de celle que j’avais pratiquée auparavant. Il ne s’agissait pas de problématiser, d’avancer une thèse, de convaincre, d’intervenir dans des débats entre historiens. Et pourtant, je ne m’étais pas coupé de l’Histoire. Au contraire, une grande partie de mon deuil prit place à d’autres époques. Je suis parti à la recherche d’hommes et de femmes ordinaires qui, au fil des siècles, ont perdu un enfant. J’ai également entrepris des recherches sur les rapides du Colorado dans lesquelles mon fils s’est noyé. Et je me suis plongé dans mon histoire familiale, une histoire dans laquelle la Shoah joue un rôle important. Ces périples historiques avaient des visées différentes : retrouver des compagnons de deuil ; saisir les forces historiques qui nous avaient subrepticement conduits vers ces rapides ; situer Owen dans une histoire qui, sans donner sens à sa mort, l’inscrirait dans le temps et la mémoire. Et aussi canaliser les forces contradictoires et les désirs conflictuels qui existaient alors en moi. Mes explorations n’avaient rien de savantes et pourtant elles m’ont permis d’inscrire cette mort et ce deuil ordinaires dans le social et de les rattacher à des forces historiques de plus grande ampleur. Avec le temps, j’ai ainsi compris que l’historien en moi n’était pas mort avec Owen. J’ai fait son deuil, je lui ai construit un tombeau, non seulement en tant que père mais aussi en tant qu’historien, désormais ouvert aux émotions ainsi qu’à la raison.

 

Disasters Falls renvoie aux rapides qui ont pris la vie d'Owen, fils cadet de Stéphane Gerson. De ce traumatisme est né un récit comme on en lit rarement. Il ne s'agit pas uniquement d'une réflexion sur le deuil. L'auteur évoque sans fard sa fragilité, sa difficulté à poursuivre son travail d'historien et dépeint la souffrance de sa femme, de son autre fils ainsi que les réactions de son entourage. Mais le livre est également une ode à la littérature puisqu'il cherchera la compagnie d'autres auteurs ayant eux aussi perdu un être cher, avant de s'interroger sur les vertus thérapeutiques de l'écriture. Il explore ensuite la grande Histoire, évoque le passé de sa famille, bouleversé par la Shoah, puis, peu à peu, son écriture se fait plus précise pour revivre l'accident. Stéphane Gerson a édifié un tombeau pour son fils Owen, pierre angulaire qui lie tous les sujets, permet de réfléchir et de donner un sens au chaos. Magnifique.