Littérature française

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Par Laura Picro

Librairie L'Arbre à lettres (Paris)

Traverser l’existence en tant qu’écrivain : voilà l’expérience que nous offrent les deux ouvrages de Nina Bouraoui parus chez JC Lattès. Le Désir d’un roman sans fin compile ses écrits entre 1999 et 2022 et Grand Seigneur raconte le vertige de son cheminement auprès de son père en fin de vie.

L’écriture est le territoire de Nina Bouraoui. Elle en est elle-même son premier matériau. « J’écris d’après ma chair, ma peau, mon souffle et mes tremblements, j’écris depuis moi et depuis en moi. Je suis ma matière et mon matériau, mon écriture devient vivante. » Une écriture liée à l’envie, au désir, à une pratique amoureuse qui accompagne chaque instant. Il s’agit de tout mettre en mots, d’écrire sur tout ce qui la traverse, « tout peut s’écrire et tout doit s’écrire ». Doubler sa vie par l’écrit lui permet de saisir pleinement le sens de ce qui lui arrive et de ce qui se joue autour d’elle, de relier sa vie intérieure au monde extérieur, de créer un roman sans fin en constant renouvellement. La pluralité des médias dont proviennent ces écrits nous fait découvrir une multitude de facettes de sa pensée à travers ses souvenirs, sensations, questionnements, analyses, images, amours, amitiés, rencontres littéraires mais également celles de la société à certains moments-clefs : années sida, confinement. Tout ce qui se bouscule à l’intérieur et à l’extérieur s’ordonne avec clarté dans les pages grâce à l’acuité et la sensibilité de son regard d’écrivain. « L’écrivain se tient au centre de tout. » Et ce, en questionnant sans arrêt le pouvoir des mots sur elle et sur les autres, sur leur manière de transformer le réel puis de se transmettre au lecteur. Sur la part de soi que chacun découvre. En étant consciente du léger différé qu’a l’écrivain sur la vie réelle, ce temps de retard ou d’avance lui donne une certaine extra-lucidité qu’elle observe chez Annie Ernaux. Mais écrire est aussi pour Nina Bouraoui une manière de conjurer la peur de ce qui disparaît, surtout lorsque l’éloignement concerne ses deux piliers : l’Algérie, terre magnétique et ancrage fantasmagorique de son enfance, et son père qu’elle voit partir dans Grand Seigneur. Car que faire quand on doit s’arrêter sur le côté de la course du monde pour accompagner son père en fin de vie ? Comment traverser cette guerre silencieuse, affronter ce que l’on redoute ? Il n’y avait qu’une écrivaine pour tisser aussi habilement le désordre des émotions et en faire un mobile aux équilibres délicats. Pour construire, avec amour, un autre espace dans les pages d’un livre et ainsi pallier l’anonymat d’une chambre d’hôpital. Pour saisir la fragilité de la frontière entre le familier et l’étrange à l’approche d’un basculement. Et transformer cette étape douloureuse en cheminement passionnant et apaisant. Des mots pour conjurer la peine mais surtout pour célébrer la vie, la rendre palpable et lumineuse, même dans les moments les plus incertains.