Essais

Un monde en guerres

Previous Next

Par Jérémie Banel

En plein regain des tensions aux quatre coins du globe, quatre livres alimentent le débat et éclairent à leur façon certains des conflits cruciaux de notre époque. En ayant recours à une approche historique, Ahmad Massoud, Timothy Snyder, Serhii Plokhy et Amin Maalouf les interprètent à leur façon.

Fréquemment source de récupération et d'usages détournés, au cœur d'enjeux mémoriels et politiques, l'Histoire est incontournable pour comprendre et décrypter notre monde. Différents sur le fond et portés par des auteurs aux parcours très différents, Notre Liberté, La Route pour la servitude, La Guerre russo-ukrainienne et Le Labyrinthe des égarés offrent, si ce n'est une vision globale, un panorama large de la situation géopolitique.

Le premier, écrit par Ahmad Massoud, fils du célèbre commandant Massoud, tué il y a vingt-deux ans par les Talibans, deux jours avant les attentats du 11 septembre, est un témoignage de tout premier plan d'un opposant intransigeant au pouvoir en place à Kaboul. Sa vie et ses combats, dans la droite ligne de ceux de son père qui a affronté autant l'URSS que les Talibans, sont tout entiers tournés vers un Afghanistan démocratique, égalitaire et débarrassé de l'obscurantisme. Son regard de l'intérieur sur la situation dramatique du pays et sa vision pour son avenir permettent de comprendre ce qui s'y joue depuis des décennies : guerres civiles, ingérences étrangères, fanatisme religieux et choix politiques hasardeux en ont fait un enfer, singulièrement pour les femmes, un enfer qui s'est refermé sur la population lors de la chute de Kaboul en 2021. C'est donc un résistant autant qu'un chef de guerre qui nous parle ici pour alerter les consciences et dépasser la vision simpliste d'un pays condamné à la souffrance parce que trop compliqué, trop arriéré et ingouvernable.

À des milliers de kilomètres de là mais toujours dans l'ombre portée de l'ex-URSS, un autre pays, une autre population lutte au quotidien pour la liberté et la démocratie. Mais l'ennemi est cette fois extérieur et tente par tous les moyens de l'envahir depuis bientôt deux ans. Il s'agit bien sûr de l'Ukraine, au cœur du nouveau livre de Timothy Snyder. Grand spécialiste des terres centrales de l'Europe, auteur de livres historiques consacrés aux territoires où se sont affrontés nazisme, communisme et atlantisme, et d’essais de portée plus contemporaine sur la démocratie et ses ennemis, il propose ici un grand livre dans lequel il synthétise les deux versants de son travail. Il s'agit à la fois d’un ouvrage d'Histoire immédiate (dont l'écriture et la rédaction fut percutée par la guerre ou les procès de Donald Trump) et d'une réflexion sur les différentes formes de périls illibéraux (élections faillies, contrôle des médias, fake news) qui favorisent les guerres et menacent nos sociétés. Son approche, basée sur une appréhension de la Russie, des États-Unis et de l'Europe à travers le fait impérial (et son corollaire, le colonialisme) est un vibrant plaidoyer pour l'intégration et la coopération. Mais il est aussi ferme et exempt de naïveté sur la Russie : sa défaite est selon lui incontournable et achèvera cette page historique faite de conquêtes et de guerres. La guerre en Ukraine ainsi présentée s'inscrit dans le droit fil de cette Histoire longue de l'Europe centrale à laquelle il se consacre et dont il éclaire la position peu enviable de terrain d'affrontement entre puissances, au détriment de ses peuples et de leur souveraineté.

Autant de caractéristiques que l'on retrouve dans La Guerre russo-ukrainienne, livre passionnant de Serhii Plokhy, auteur remarqué l'année dernière pour Aux portes de l'Europe, magistrale Histoire de l'Ukraine. Nourri de ces réflexions, attentif à l'Histoire particulière qui lie pour le meilleur et pour le pire ces deux nations au passé imbriqué, cet exercice périlleux et compliqué (histoire « à chaud » d'une guerre en cours) est ici abordé dans toute sa globalité, analysant les effets du conflit chez les deux belligérants, ainsi que chez leurs alliés. Il allie ici la réflexion stratégique (sur une situation en perpétuel mouvement au temps long) à la politique et ses coups de théâtre, ainsi qu'aux populations. Une histoire humaine qui fait toute sa place aux vies chamboulées et détruites par une guerre de conquête brutale, relent de la guerre froide et portée par un récit nationaliste à l’extrême.

C'est également cet affrontement des puissances que l'on retrouve au cœur du Labyrinthe des égarés d'Amin Maalouf, observateur inquiet et infatigable des soubresauts du monde. Son nouveau livre, tour de force de vulgarisation, raconte en documentant (ou l'inverse) le parcours historique et politique de quatre géants stratégiques qui se sont dressés au fil des années face à l'Occident. Quatre grands chapitres donc et autant de moments d'affrontements culturels, politiques ou militaires : le Japon de l'ère Meiji, la Russie et l'ogre communiste, la Chine et sa prise de pouvoir aussi fascinante qu'inquiétante et enfin les États-Unis, eux-mêmes contestés depuis plus d'un siècle et toujours première puissance mondiale. En filigrane de ces luttes protéiformes au fil des décennies (jouant parfois le jeu de la coopération économique et de la paix), Amin Maalouf pointe également une forme d'aveuglement face aux enjeux plus globaux qui pèsent sur l'humanité tout entière. Cette fresque historique est aussi un cri d'alerte, valable pour chacun des autres titres : et si, égarés dans ce labyrinthe de puissance et de domination, aveuglés par des enjeux à court terme de guerre commerciale, nous foncions tout droit vers l'abîme ?